Elle aimait les samedis soirs plus que n’importe quel autre moment de la semaine. Parce que les samedis soirs lui appartenaient. Pas besoin de s’embêter à se coucher à une heure raisonnable, puisque qu’il n’y avait rien de mal à rester endormi jusqu’à quatorze heures le lendemain. Elle ne les occupait jamais de la même manière. Tout était bon ; une soirée en famille lors des soirs de pleine lune, un marathon cinéma avec Cora, Cilian et Adam, une série bien au chaud sous sa couette. Et parfois – et souvent – c’était en compagnie de Thaddeus qu’elle sortait. Ces soirs-là étaient de loin les meilleurs ; parce que même si elle avait beaucoup à lui cacher, il faisait partie de ces gens avec qui elle n’avait pas besoin de réfléchir. Les mots et les gestes allaient tous seuls, rien n’avait l’air surfait. C’était ce qu’elle cherchait, sans cesse : la simplicité. Elle était habituée à devoir faire attention à ce qu’elle disait ou faisait, vigilante à ne pas trahir ses activités. Evidemment, elle trouvait des excuses bidons pour justifier ses absences, celles dues à sa famille et à la mission que leurs ancêtres leur avaient donnée. Mais elles passaient comme des lettres à la poste, ses excuses, parce que s’était installé entre eux deux une confiance inébranlable, qui était un peu sortie de nulle part. Elle ne se rappelait même plus vraiment comment tout cela était arrivé, en vérité. Ils s’étaient juste trouvés – bien trouvés.

Elle ne fait pas attention aux mots de ses frères aînés alors qu’elle descend les marches de leurs grandes maisons. Ils lui rappellent de faire attention, d’être prudente, de ne pas suivre n’importe qui ; parce que malgré son âge désormais adulte, ils étaient encore tous les deux convaincus qu’elle était la jeune fille imprudente qu’elle avait pu être. Quatre ans que leur père était mort, quatre ans qu’ils ne cessaient de la surveiller. Les seuls mots que son cerveau réussit à intégrer, ce sont d’Ariana, qui l’attendait devant la porte d’entrée, lui tendant sa veste en cuir.  « Leave her alone. She’s a grown woman. » Azilis lui adresse un sourire et un clin d’œil, avant d’attraper sa veste et la passe par-dessus un ample t-shirt blanc, rentré dans la ceinture de son slim noir. La fin du mois d’aoüt, bien qu’encore chaude, était accompagnée d’une brise qui rafraîchissait les nuits et prévenaient l’arrivée de septembre. C’était sa cousine qui l’accompagnait jusqu’au centre-ville, car elle aussi avait prévu de passer la nuit dehors. Elles se glissent ensemble dans la voiture de la brune, roulent en silence. Quand elles arrivent devant le pub le plus fréquenté de Glencullen, Thad est déjà là. Elle somme à Ariana de bien s’amuser, avant d’ouvrir la portière et de s’extirper hors du véhicule. Elle lui lance un dernier signe de la main avant de traverser la route et de rejoindre le jeune homme. Elle n’a pas besoin de forcer son sourire radieux ; il s’invite tout seul sur les lèvres, sans qu’elle puisse y faire quoique ce soit. Comme d’habitude, elle se dresse sur la pointe des pieds, et appuie sur ses épaules, le faisant se baisser un peu, pour claquer un baiser sur sa joue droite. L’écart entre leurs tailles respectives est tellement énorme qu’il n’est pas rare qu’ils attrapent chacun un torticolis, après avoir passé quelques heures ensemble. Dieu merci, ils passaient la plupart de leur temps vautrés dans un canapé – à parler, à glander, à dormir parfois, quand tous les deux se laissaient abattre par la fatigue. « You okay, Captain Dipshit? »

Il y avait du bon, parfois, à devoir cacher qui il était. Aucun besoin de devoir jouer la comédie, de devoir se perdre dans un rôle dont il ne voulait pas. Il pouvait être lui-même, sans se soucier de quoi que ce soit d'autres. Rire, s'amuser, et passer un bon moment. Loin des horreurs de son quotidien. Loin du sang, de la lune, et de la mort. Loin des regrets et des remords qui le rongeaient, depuis ce jour funeste, depuis qu'il était parti, qu'il avait fui. Ce soir, il ne voulait plus être le sorcier, le traître. Il voulait simplement être un humain, un jeune homme qui profitait de sa jeunesse et de sa vie autant que possible. Et c'est Azilis qui lui permettait cela, qui lui permettait de s'oublier lui-même et de redécouvrir la beauté des choses. L'insouciance qui l'animait, rien que le temps d'une soirée. Thaddeus souhaitait plus que tout au monde pouvoir se complaire dans cette normalité-ci. S'il n'avait pas été un sorcier - mieux encore, s'il n'était pas né dans une famille de chasseurs - aurait-il pu connaître les joies d'une vie étudiante similaire ? Sortir les soirs de week-end entre amis, et s'inquiéter des cours, plutôt que de s'inquiéter de qui allait être sa prochaine victime à la pleine lune ou de si les chasseurs allaient enfin lui faire la peau ? Sans doute. Il y avait même de très fortes chances. Mais ni l'un ni l'autre n'étaient des étudiants frivoles, désormais. Désinvoltes, ça oui, ils l'étaient. Mais leur innocence n'était plus. Alors ils accueillaient cette soirée avec plaisir et soulagement.

Il était en avance, ce qui lui permit de laisser ses pensées s'égarer quelque peu. La Lune n'était pas pleine, mais cela ne saurait tarder. Il pouvait sentir son influence grandir un peu plus, mais il pouvait encore lui résister, ce qui ne durerait pas. Il n'était que trop heureux qu'elle ait choisi ce soir pour sortir, sans quoi il aurait du annuler, à son grand malheur. Thaddeus adorait passer du temps avec la rousse. La seule compagnie en dehors de celle de siens qu'il savait apprécier pour ce qu'elle était. Le sorcier ignorait encore à quel moment ses sentiments pour Azilis avait changé. Et d'un autre côté, il se sentait également coupable envers Aslan, qui lui manquait terriblement même à cet instant. Le sorcier se disait souvent qu'il jouait dangereusement, à fréquenter ainsi des humains. Un léger flashback de sa soeur lui revint en mémoire à cette pensée, pensée qu'il se hâta de reléguer en second plan. Seule Azilis comptait en cette soirée. Rien d'autre, mais la perspective de passer une soirée agréable, et puis de retourner dans les bras de celui qu'il aimait.

Captain Dipshit. Un surnom qui lui arracha un sourire et un rire. Sobriquet qu'elle semblait avoir adopté plus que de raisons, très tôt dans les prémices de leur relation. As happy as you seem to be, Princess. Qui aime bien, châtie bien. Tel était leur devise, toujours à chercher la petite bête pour emmerder l'autre, de manière affectueuse, ou juste pour pour le plaisir de voir l'autre s'énerver. Thaddeus n'était que trop heureux d'honorer un tel hobby. I hope you can hold your alcohol. Considering your dwarf size, I highly doubt it, though. Un rictus moqueur sur les lèvres, il ne pouvait s'en empêcher. Et comme à son habitude, la rousse ne tarderait pas à se venger, de la plus mesquine des façons qui soit. Ils étaient avant tout venus ici afin de s'amuser du bon temps. Mais également pour honorer leurs trois ans d'amitié. C'est ici même, qu'à la veille de la nouvelle année, trois ans plus tôt, ils s'étaient rencontrés, un peu trop alcoolisés. Et quel meilleur endroit pour célébrer tout cela, qu'une soirée karaoké ? Thaddeus n'était pas friand de cette idée, à vrai dire. Mais Azilis avait insisté. Alors, il avait cédé. Still up for that silly karaoke ? Not that I am doubtful in your ability to sing. Or maybe just a little bit. Chanter, une activité qui lui était des plus étrangères.