I can't remember the good old days
La pluie tombe, dehors, s'écrasant sur le sol dans des bruits cristallins et répétitifs. Mais il n'y fait pas attention. Il tapote le filtre de sa cigarette du bout du pouce et les cendres se répandent à côté de lui, sans qu'il n'y accorde le moindre intérêt. Ses yeux d'ailleurs sont bien trop occupés à regarder le vide devant lui, sans ciller. Une autre bouffée tueuse de nicotine, et les souvenirs l'envahissent, un peu comme des image tremblotantes sur la bande usée d'un vieux film.
...Il respire à grandes goulées, mais rien n'amoindrit la sensation d'étouffement qui enserre sa poitrine. Il a peur, le gamin. Il s'efforce à retrouver son calme, mais il ne sait pas comment faire. Les larmes lui piquent les yeux alors qu'il essaie de distinguer des formes ou des couleurs à travers l'obscurité dans laquelle on l'a enfermé. Il tire brusquement sur ses poignets entravés derrière son dos, et la vieille corde vint mordre ses chairs. Il perd pied, Adam, il est rongé par la peur pour laquelle on l'a pourtant préparé. Il ferme les paupières, le temps de laisser les larmes s'échapper et couler le long de ses joues. Et puis, quelque part au fond de sa tête, une voix résonne. Belle, riche, féminine, aux accents rieurs que même le ton sérieux qu'elle prend ne parvient pas à cacher.
Calme-toi, petit frère. Réfléchis. Analyse et réfléchis. Ses respirations se font plus constantes, moins pressées. L'air pénètre enfin ses poumons correctement, et les étoiles d'angoisses commencent à se dissiper.
Tous tes sens te sont utiles, n'en oublie pas un seul. Ses yeux, il a beau les plisser, il n'y voit rien, pas une once de lumière. Alors, il tend l'oreille. Dehors, la pluie résonne sur un matelas d'herbe et de mousse. Son nez lui fait parvenir, sous la fragrance caractéristique de la pluie, des odeurs d'humus, de renfermé, de terre battue. Il tend les doigts pour les faire entrer en contact avec le sol, et le devine dur et poussiéreux. L'air est lourd sur sa langue, et a un goût d'orage. Il entend d'ailleurs le tonnerre gronder, sursaute un peu, et se morigène au calme. Adam devine qu'il est enfermé ans une cave, à quelques mètres de profondeur, juste assez pour qu'il entende les sons du dehors. Une cave creusée en pleine nature, comme un terrier. Il bouge un peu les mains, et les liens qui les entravent répliquent aussitôt en entamant ses poignets. Bien serrés. Un mouvement des jambes lui apprend qu'il en est de même pour ses membres inférieurs.
Il a été emmené en plein milieu de la nuit, et ne porte que son pyjama qui lui colle à la peau à cause de la sueur. Il ne se souvient de pas grand chose, hormis qu'il a été réveillé par une main s'abattant brusquement sur sa nuque, et forcé à respirer à travers un chiffon de chloroforme. Il se souvient avoir reconnu le parfum de cette drogue avant de s'endormir de nouveau. Et, au réveil, Adam s'était retrouvé ici. Sans aucune information. Il sait qu'il a l'âge de passer le test de survie, pour évaluer les compétences des jeunes chasseurs, mais il y a aussi des chances pour que ce ne soit pas ses pairs qui lui infligent cela. Et, à douze ans, il a encore beaucoup de démons de son enfance à combattre pour ne pas être effrayé à cette idée. Il la repousse, au risque de perdre contenance une fois de plus, et pense à se débarrasser de la corde qui lui fait mal. Trop serrée pour pouvoir jouer au magicien. Du bout des doigts, il cherche une pierre aiguisée, n'importe quoi qui pourrait l'aider à desserrer un peu les liens, et doit se traîner sur les fesses pour trouver enfin quelque chose qui peut convenir. Une maigre racine sortant du mur fait l'affaire : il la glisse entre ses poignets, tire précautionneusement pour que la corde se relâche et, ayant assez de place, fait danser ses mains comme Ariana le lui a enseigné. Un jeu que son aînée et lui pratiquent depuis l'enfance, autrefois dans une candide insouciance. Ses mains libérées, il défait aussitôt les entraves à ses chevilles et est à nouveau libre de ses mouvements.
Il se cogne, n'a pas assez de place pour se mettre debout alors reste à genoux dans le noir et tâtonne dans l'espoir de trouver une sortie. Toujours aveugle, il sang ses paumes devenir poisseuses dans un mélange de sueur, de terre et de sang. Soudain, alors qu'il passe ses mains sur le bas plafond, ses doigts entrent en contact avec un métal froid et dur. Son cœur fait un soubresaut dans sa cage thoracique. Il pousse de l'épaule, mais ne récolte qu'un grincement, sans plus. Il tâtonne encore et s'aperçoit qu'une serrure y est posée. Les larmes reviennent le piquer : sans clé, impossible de sortir... Et puis...
Garde toujours sa sur toi, petit frère, on ne sait jamais. Il soulève son haut, et ses doigts s'empressent de trouver son nombril. Il retire l'adhésif médicinal qui y est apposé, et récupère fébrilement ce qu'il cherche : un petit fil de fer, enroulé sur lui-même, qu'il retend rapidement et qu'il insère, toujours aveugle, dans la serrure. A l'oreille, il manie le fil de fer comme il peut et lorsqu'enfin, le petit cliquetis métallique lui signale qu'il a réussit, Adam soupire de soulagement et pousse la porte de l'épaule. La pluie vient alors baigner son visage et la lumière de l'aube agresse ses prunelles. Il cligne des yeux, puis sort de son trou, se remet difficilement sur les jambes qu'il a cotonneuses après plusieurs heures de quasi immobilité. Il fait quelque pas et plus loin, une silhouette qu'il connaît bien l'attend. Adossée à un arbre, ses cheveux noirs de jais secoués par le vent orageux qui se calme à peine, elle arbore un sourire qui lui est propre. «
T'en as mis du temps, Adam. » Il ne sait pas s'il est soulagé. En colère. Fatigué. Il ne sait pas s'il a envie de rire ou de pleurer. Pendant quelques secondes, il essaie juste que son cœur se calme, au risque de lui briser les côtes.
Il crache son sang sur sol et envoie un regard noir à Ariana. Elle n'y va pas de main morte, sa grande sœur. «
Ne me fais pas ces yeux-là, tu verras quand tu seras face à un loup-garou. » Il sait très bien qu'il doit se plier à tout ça pour son bien. Pour le bien des personnes qu'il devra protéger aussi. Il n'empêche qu'il a sa fierté. L'adolescent qu'il est devenu n'arrive toujours pas à se départir de son orgueil. Sa sœur, de six ans son aînée, est une jeune femme qui peut paraître inoffensive avec sa stature toute en finesse. Mais c'est bien mal la connaître : de tous les enseignants qu'il a, c'est elle la plus dure, et c'est à cause d'elle qu'il a tous les bleus éparpillés sur son corps. Elle se remet en garde, et il en fait autant. A quinze ans, il l'a rattrapé de taille depuis quelques mois, et ses épaules larges lui donnent une carrure plus massive que celle d'Ariana. Mais il sait très bien que sa sœur jouera de sa force, alors il essaie de ne pas l'user. Il ne quitte pas ses yeux, et voit bien que les siens l'observent, tout le temps. Ils bougent au moindre de ses mouvements, essaient d'analyser ses gestes et de deviner ce qu'il s'apprête à faire. C'est ça, la botte secrète d'Ariana : deviner ce que son ennemi a en tête pour le contrer et utiliser sa propre force contre lui. Il sait sa manière de combattre et, peu à peu, il l'adopte. A en juger par ses performances, il l'adopte même très bien. Elle le teste, le cherche, mais ne l'attaque jamais vraiment. Ariana ne fait jamais le premier pas. Cette position attentiste était sa seule faiblesse. Alors, Adam ose, lance une jambe pour opérer un balayage, Ariana saute gracieusement pour l'éviter, mais elle n'a pas le temps de retrouver son équilibre que le cadet fond déjà sur elle, poing serré qui l'atteint au plexus. Le choc la fait reculer de quelques pas, il voit ses yeux s'arrondir et la voit suffoquer. Il lance son autre poing dans son ventre, mouvement qu'il accompagne de ses hanches pour leur donner plus de puissance, la fait se plier en deux puis refait un balayage. Cette fois, Ariana ne l'évite pas et tombe à la renverse. Il l'achève alors, la bloquant au sol en appuyant son avant-bras sur sa gorge. Il lui lance un grand sourire alors qu'elle reprend une respiration suffocante. «
Allez, dégage de là ! » lui fait-elle, mauvaise joueuse. Ils sont du même bois, ils détestent perdre. Adam la libère en lui riant au nez et, parce qu'il savoure trop sa victoire, ne voit pas l'attaque de son aîné qui le propulse à son tour au sol. C'est à son tour de l'observer malicieusement. «
Je te déteste, » marmonne-t-il à son intention. «
Moi aussi, petit frère, aussi fort que je t'adore. Allez ! En garde ! »
La voix d'Aaron Harkwood est profonde lorsqu'il lui explique le maniement des armes à feu, incroyable étalage qu'il révèle à son fils tout en parlant. Adam l'a déjà vu, plusieurs fois, alors qu'il espionnait les adultes qui partaient à la chasse, au minimum lors de chaque pleine lune. Mais voir l'arsenal familial ainsi devant ses yeux marque Adam. Il sait que cette image restera imprimée dans sa mémoire, il sait que la voix de son père restera enregistrée au fond de son cerveau. Il a l'âge d'apprendre à manier les armes à feu. Il manie déjà très bien l'arc et les couteaux de lancer, ce qui lui a valu une très bonne place lors du tournoi de la région. Un place dont son père est fier, et dont sa sœur s'est attribuée les mérites automatiquement. L'heure est quasi solennelle. L'ambiance est lourde, dans la maison. Quelques étages plus haut, le frère d'Aaron, Alaric, repose sur un lit mortuaire, les yeux fermés, la gorge difficilement dissimulée par un col remonté le plus haut possible, et part le maquillage des pompes funèbres. Alaric est tombé à la dernière chasse, égorgé par un loup. Ce n'est pas la première fois qu'Adam assiste aux funérailles d'un membre de sa famille, loin de là. Mais, sachant qu'elles ont lieu dans quelques heures, et que son père est là, à lui dispenser son savoir meurtrier, le moment revêt un poids difficilement supportable pour l'adolescent. Il a envie de crier. Il a envie de partir loin, de s'échapper de cette maison, de cette vie. Il se demande pourquoi il est né dans cette famille, pourquoi ce devoir lui incombe à lui. Mais il ne dit rien, Adam. Il se contente d'hocher la tête silencieusement, pour faire comprendre à son géniteur qu'il l'écoute religieusement.
C'est la dernière année de lycée, et Adam regarde ses choix d'orientation. Il a assez de crédits pour aller à l'université et suivre la formation classique, dans sa famille : des études en biochimie. Obtenir un diplôme dans ce domaine lui permettrait d'avoir une place au chaud dans l'entreprise pharmaceutique familiale, il le sait. Quelque part, ça le rassure d'avoir une chose stable dans sa vie, quelque chose sur laquelle il peut s'ancrer. Il ne sait pas ce qu'il veut faire, en vérité. Adam est, à dix-huit ans, un garçon qui a toujours fait ce qu'on lui dit de faire et qui ne parvient pas à avoir sa propre opinion. Il en est conscient et, alors qu'il commence à devenir adulte, ça le gêne et ça l'entrave. Il n'est jamais sorti du chemin qu'on a tracé depuis ce qu'il lui semble être des siècles. Alors, comme d'habitude, il fait comme sa famille le veut. Il va suivre des études en biochimie médicale. Il est d'ailleurs particulièrement doué en chimie, et il aime se plonger dans les anciens grimoires de ses ancêtres pour apprendre certaines concoctions qu'il doit à la longue lignée d'herboristes, d'apothicaires et autre guérisseurs de campagne dont il est issu. Il aime le calme qui l'habite lors des préparations de ces poisons, calme dont il sait qu'il sera privé lorsqu'il partira en chasse. du bout des doigts, il caresse la balle en argent qu'il a forgée, aux armoiries de sa famille. Il adresse un sourire poli à son professeur qui ramasse les feuilles sur lesquelles ils ont rempli leurs vœux pour l'avenir. Ca lui semble ironique, à Adam, d'avoir l'impression d'avoir un avenir tout tracé alors que cet avenir peut se jouer ce soir, lors de sa première chasse.
Il a peur, mais cette fois, tout lui a été expliqué. Ariana lui a assuré qu'elle serait avec lui. A ses oreilles, ça a sonné comme une promesse.
...Adam regarde la lune qui est pleine, cette nuit-là. La pluie s'est calmée, et les nuages ont dégagé le ciel. Il sent l'odeur de la rouille qui vient à ses narines, et des larmes qui embrouillent sa vue. Une cigarette de plus se consume entre ses doigts, il a arrêté de faire le compte. Et puis, il sourit alors qu'un souvenir de plus vint l'envahir.
...C’était un jeudi soir, et Adam avait décidé d’en profiter. Ça devait faire plusieurs mois qu’il n’avait pas pu profiter de sa vie d’étudiant, trop accaparé par ses devoirs familiaux, mais cette fois-ci il voulait oublier tout ça. Ce soir-là, Adam Harkwood n’était plus qu’un étudiant lambda parmi d’autres et se fondait dans la masse des corps avec une facilité étonnante. Il était bien, Adam, au milieu de ces gens qu’il ne connaissait pour la plupart presque pas, à faire rire cette fille avec qui il dansait en enchaînant les mouvements stupides, il était bien rien qu’à l’idée de pouvoir passer une soirée comme tout le monde, enfin. L’ami qui lui avait proposé de venir, un type assez populaire qu’Adam s’était mis dans la poche à coup de blagues idiotes, avait même été surpris de le voir accepter, et l’avait proclamé roi de la fête. Adam avait gloussé, attrapé une boisson énergisante pour la liquider d’un trait.
D’ailleurs, se dit-il alors qu’il imitait maladroitement la danse du robot, il faudrait qu’il se calme sur ces trucs. Il ne buvait jamais d’alcool, et pour cause : il avait déjà essayé plusieurs fois, et il devenait
vraiment déchaîné, pour ensuite fondre en larmes et lâcher des informations gênantes (sa sœur l’a toujours martyrisé) ou compromettantes (ce fichu loup lui avait presque arraché le bras). Mais ces boissons avait presque l’effet d’une drogue sur son système nerveux, et le désinhibait entièrement. Ça lui réussissait puisque la jolie blonde qui ne l’avait pas décollé de la soirée riait toujours autant. Elle lui avait même posé une jolie marque de rouge à lèvres fluorescent sur la joue, c’est qu’il devait vraiment lui plaire !
Quand il rentra dans quelqu’un, celle-ci explosa de rire. Adam se décomposa pendant une seconde, pour esquisser de nouveau un sourire rendu trop large par l’endorphine lâché dans ses veines. Vraiment cool, ces boissons, ça le détendait bien. C’était un garçon qui se tenait devant lui, et sans le savoir, c’est en croisant son regard qu’Adam s’y perdit pour la première fois. Il ne vit presque pas la fille qui se tenait à côté de lui, focalisé sur le grand blond. Il l’avait déjà vu de loin mais ne s’était jamais vraiment approché, parce que ce type avait une aura charismatique presque effrayante et Adam avait pour habitude d’éviter ce genre de personne. Une fois les yeux dans les siens, il comprit pourquoi. Les yeux du jeune homme étaient rieurs, de cette moquerie gentille qui les rendait presque doux, et puis il y avait ce truc au fond de ces prunelles. Cette étincelle qui capta l’attention d’Adam pendant plusieurs secondes et le rendit muet, un sourire idiot plaqué sur le visage, immobile dans sa contemplation. Ce gars n’était pas normal, et à l’époque il ne savait pas jusqu’à quel point il avait raison. Il l’intriguait juste pas un regard. «
Oui ? » Adam papillonna des yeux, ce type avait en plus de ça une voix trop profonde pour être réelle. «
Euh, pardon je m’amusais et je t’ai pas vu. » Adam eut un nouveau sourire, presque aussi fluorescent que la marque de baiser sur sa joue, et tendit la main. «
Adam. » Le grand blond lui sourit, attrapa sa main et la serra. «
Cilian. » Adam jura que le jeune homme lui caressa les doigts avant de le laisser partir. Il aurait pu le regarder encore longtemps comme ça, mais la jolie fille avec qui il avait commencé la soirée se manifesta de nouveau et le tira sur la piste avec un gloussement. «
Éclate-toi Cilian ! » lâcha-t-il avant de disparaître, de nouveau mangé par la foule.
«
Petit frère, tu devrais y aller.-
T'es sérieuse là ?-
Attends, t'as déjà ressenti ça pour quelqu'un ? Même si c'est un mec, fonce !-
Tu m'effraies, des fois, Ariana.-
Et dire que c'est toi qui es censé en avoir là où il faut...-
Okay, j'ai compris, j'y vais. Si jamais j'ai le râteau du siècle, je te renie jusqu'à ce que mort s'ensuive. »
C'est en raccrochant qu'Adam se dit qu'il devrait perdre l'habitude de tout dire à sa sœur. Il n'aurait franchement pas dû se confier, pour ce type, là. Ce type avec une aura si étrange qu'elle en est attirante. Il le regarde depuis pas mal de temps, et sait qu'ils ont été ensemble dans la plupart des cours depuis leur première année. Mais, à l'époque, la découverte de la vie estudiantine et cette liberté à laquelle il avait eu droit l'avait occupé pleinement. Là, il est un peu plus habitué à Dublin, au campus, à tout ses secrets. Enfin, pas tous : Cilian O'Callaghan en est un à lui tout seul. Adam n'a aucune idée de ce qu'il dégage, mais sait qu'il en est victime. Et même si c'est un garçon, ce n'est pas ce détail qui lui fait peur. C'est juste... qu'il ne sait pas comment l'aborder. Jusqu'alors, avec les filles qui lui plaisaient, c'était facile, mais Cilian a clairement quelque chose de plus. Quelque chose qui le fait se sentir vieil ado retardé, qui fout son cœur dans des montagnes russes et qui met de la sueur sur ses paumes. Il sursaute alors qu'il sent son portable vibrer dans sa poche. Il le déverrouille, ouvre la petite enveloppe.
Sois naturel, espèce d'idiot sans corones. Il sourit. Sa sœur ne lui dirait jamais de se jeter dans la gueule du loup si ça ne valait pas le coup, non ? Alors, Adam prend une grosse inspiration, masque derrière une fausse assurance la trouille qu'il a dans le ventre et s'avance vers la silhouette qui le hante.
...Adam exhale une nouvelle bouffée d'air chargé de fumée. Alors que le noir autour de lui l'entoure, il se saoule encore de souvenirs et remonte, plus loin encore, vers cette époque qu'il a chérie et qui n'est plus. Qui ne sera plus jamais. Le refuge de sa mémoire l'accueille à la manière d'une mère, tend les bras vers lui et Adam s'y engouffre.
...Il se souvient, une nouvelle fois. Il est tard, et Adam est resté au gymnase de l'université. Il s'est mis en tête d'animer un club de self-défense, idéaliste comme il est. Comme si une bonne droite pouvait mettre un terre un loup. Comme si quelques petites techniques pouvaient se protéger d'un sorcier et de sa magie. Mais il espère que ce qu'il enseigne aux personnes devant lui pourra leur être utile dans leur quotidien. Et puis, il est aimé, Adam. Personne ne le connaît vraiment, parce qu'il garde tout le monde à une distance raisonnable, mais il est apprécié par beaucoup. Alors, ce petit club a un franc succès et ça lui plaît. C'est la fin de la leçon et il s'attarde un peu pour parler à un groupe de filles, lance deux trois blagues, rit, jusqu'à ce que l'une d'entre elle l'attrape par le bras. «
Tu viens prendre un verre avec nous ce soir ? » Adam rigole, à l'extérieur, mais il se dégage gentiment. Il y a peu, il l'aurait laissé faire, mais depuis quelques temps, il y a lui. Qui vient de rentrer dans la salle et qui lui lance son grand regard noir, celui qui masque à peine la jalousie qui l'habite. Adam lui sourit, ravi. «
Je peux pas, j'ai des plans ! » répond-il avant de s'échapper et de trottiner vers son petit ami. «
Eh, Cilian ! » Il s'approche juste assez pour que Cilian puisse s'avancer et l'embrasser avec possessivité. Il lui répond avec la même fièvre, sentant son bas-ventre s'échauffer rien qu'à ce contact, et avant que ça ne devienne trop problématique, il s'arrache à lui pour lui souffler : «
Tu m'attends cinq minutes ? Je vais prendre une douche rapidement. » Au sourire tordu que Cilian lui donne en réponse, il sait que transpirer de partout n'est pas un problème pour son petit ami. Adam file vers les douche, en lui adressant un clin d’œil pas du tout discret. Il n'en a rien à faire d'être discret. Ça fait des mois qu'ils sortent ensemble, et ils n'ont rien fait d'autre que s'embrasser, et laisser aller leurs mains ici et là. Incroyablement sages. Et Adam en a un peu assez d'être sage. La veille, pleine lune oblige, ils ne s'étaient pas vus, ils n'avaient pas eu le temps depuis quelques jours, et ça rend Adam complètement dingue de ne pas avoir de temps pour on petit ami. Parce qu'il ne pouvait déjà plus se passer de lui. Sans même l'avoir touché, il sait qu'il n'arrivera pas à se débarrasser de cette envie qui court dans son corps tout entier chaque fois qu'il pose les yeux sur lui.
Adam sort du vestiaire, la pointe de ses cheveux bruns encore humide, et rejoint Cilian. Il aime sa façon de se tenir, même lorsqu'il ne fait rien de spécial. Il aime ce qu'il dégage, et se sent comme un papillon piégé par les phéromones. Adam lui sourit, pose un baiser chaste sur ses lèvres en caressant sa joue, et attrape sa main. Il se fiche des regards qu'on pose sur eux. Il sortent et vont à pieds au cinéma étudiant du campus, profitant ainsi de la nuit étoilée. Adam est bavard, toujours, raconte ce qu'il a fait de sa journée alors qu'ils ne partageaient pas les mêmes cours. Il est tout bêtement heureux de goûter à la simplicité d'un moment pareil, lui qui la veille aidait à la capture d'un loup. Il est amoureux et de se le dire comme ça, ça lui fait bizarre : il n'a jamais été un très grand amoureux, pas très stable niveau cœur, mais Cilian, c'est autre chose. Il le sent. C'est le premier rendez-vous qu'ils ont depuis ce qui lui semble une éternité et, une fois installé dans les vieux fauteuils molletonnés, Adam fait fi des accoudoirs pour aller mettre sa main sur la cuisse de Cilian, avide de contact. Les lumières s'éteignent, et le blond ne met pas longtemps à profiter de l'obscurité pour se pencher vers lui et l'embrasser. A la façon dont ses lèvres caressent les siennes, à la façon dont ses dents les mordillent, Adam sait qu'il n'est pas le seul à avoir manqué leurs petits moments. Ils ont l'air de deux ados bourrés d'hormones qui ne savent pas se tenir, mais Adam s'en fout. C'est ce qu'il aime, avec Cilian : il fait des choses dont il a envie et se fiche complètement du reste. Il se laisse faire, répond, manque de soupirer, résiste à l'urgence d'approfondir les choses et puis, essoufflé, Cilian recule juste assez pour souffler «
Tu veux venir chez moi ? » Adam sait ce que ça veut dire. Il sait que Cilian le laisse décider de la suite, et lui laisse une porte de sortie, au cas où. Tant pis pour le film, et les places qu'ils ont achetées. Adam a envie de se plonger dans cet océan d'inconnu qui s'agite dans les prunelles de son petit ami. Il acquiesce et aussitôt, ils sont dans les rues pour regagner la voiture d'Adam, garée beaucoup trop loin à son goût. Pendant la conduite, il sent la main de Cilian grimper trop haut pour son bien le long de sa cuisse, il entend le ton presque rauque de sa voix lorsqu'il lui répète les indications pour mener jusqu'à chez lui. Ils ont à peine le temps de passer la porte que Cilian adopte un air de prédateur et s'approche lentement de lui, prenant les allures d'un félin, pour l'embrasser à lui en faire perdre le souffle.
«
Je te jure, Cilian, si tu freines pas ta consommation de clopes, je t’embrasse plus ! » Adam essaie d’être sérieux, mais le regard malicieux que pose le blond sur lui est de ceux qui font flancher ses résolutions. «
T’es même pas capable de t’en passer pendant une heure. » lui répond Cilian. Et il n’a pas tort : Adam aime beaucoup trop ses baisers pour s’en passer. «
Ça te donne mauvaise haleine. Je dis ça, je dis rien. » Cilian hausse les épaules et fait celui qui n’est pas affecté. «
Ça t’empêche pas, d’habitude. » Adam fait la moue. Il est addict de ce type, qu’importe s’il fume comme un pompier ou boit beaucoup trop mais… Adam est du genre inquiet, et voir son petit ami se faire un paquet en quelques jours, ça l’affole un peu. Un éclair de génie lui passe à l’esprit. Il sourit. Cilian fronce des sourcils, devinant qu’il a une idée derrière la tête et se retenant pour esquisser lui aussi un sourire. «
J’ai un truc à te proposer. Chaque fois que t’as envie d’en griller une, tu viens m’embrasser. » Quelque chose s’allume au fond des prunelles de son petit ami, et Adam adore ça. C’est le genre de défi à la action ou vérité, des trucs qu’ils font souvent. Ils se sont trouvés, pour ça. «
Partant ? » Cilian ne répond rien, s’avance vers lui et lui mordille les lèvres. «
Partant ! »
Il n’a pas longtemps à attendre. Une petite heure plus tard, alors qu’ils sont en cours magistral, et la main de Cilian se balade déjà bien haut, trop haut sur sa cuisse. Il la repousse, amusé, pour essayer de se concentrer, mais impossible de dire non à Cilian. Il articule un «
Arrête », qui a pour seul effet de faire se pencher le blond à son oreille et lui chuchoter : «
C’est toi qui l’as voulu, non ? » Son amant aime beaucoup trop les jeux, il devrait s’en souvenir pourtant, essaie-t-il de se dire en résistant au besoin de gémir alors que Cilian mord le lobe de son oreille. Il devrait savoir qu’il ne gagnerait jamais.
Mais il se fiche de perdre, quand Cilian l’attire dans le premier coin sombre et un peu glauque qu’ils trouvent, et où ils sont juste tous les deux. Il s’en contrefout parce que Cilian l’embrasse comme si ça vie en dépendait, pressant tout son corps contre le sien, laissant ses mains se balader partout sur lui, lui disant à sa manière qu’il est complètement fou de lui.
«
Eh, petit frère ! » Adam sursaute en voyant sa sœur lui sauter dessus, faisant tomber de ses doigts ses clefs de voiture, que Cilian rattrape automatiquement. Il n’a jamais su comment, mais son amant avait toujours eu de très bons réflexes. Souvent, Adam plaisante dessus, et le dit élevé par des moines Shaoline. «
Ariana, qu’est-ce que tu fais là ? » Sa sœur affiche un grand sourire et préfère répondre : «
Oh, salut Cilian, mon frère a jamais voulu nous présenter ! » Elle avance une main amicale vers le blond qu’Adam repousse aussitôt. «
On s’était mis d’accord, tu ne fous pas les pieds sur le campus. » Ariana hausse les épaules, et sa lourde chevelure brune ondule. Adam l’adore, mais sa sœur et lui, ça a toujours été une relation d’amour fraternel, « je t’aime, moi non plus » et, dans les gestes les plus simples du quotidien, le jeune homme a besoin de mettre de la distance avec elle. Surtout depuis quelques temps. Ariana n’y peut rien, mais il a fini par attacher à sa présence celle de toute sa famille entière, de ses années d’entraînement, de leurs chasses, et Adam n’en peut plus. Il a besoin de normalité. Il a besoin de Cilian, Cilian qu’il garde jalousement depuis presque deux ans. «
C’est vrai que t’es mignon, je comprends pourquoi il ne nous présente pas. » continue Ariana, tandis qu’Adam soupire. Il lance un regard à son amant, pour s’excuser silencieusement, et vois au crépitement de ses pupilles que la situation l’amuse. « Ariana… qu’est-ce que tu fais là ? » Le sourire de sa sœur s’efface, un millième de seconde, avant qu’elle ne lui dise «
Tu te sers de ton portable, hormis pour envoyer des messages d’un goût douteux au magnifique jeune homme que je vois ? » Cilian ne se prive pas pour rire, et pour cause : lui aussi se rappelle qu’Adam a confondu son numéro avec celui de son aînée pendant une bonne journée. Le brun lui lance un regard outré, et balance un coup de coude que Cilian évite. «
Plus de batterie, finit-il par répondre,
du coup je l’ai éteint pour en garder un peu en fin de journée. Pourquoi ? » En parlant, il attrape son appareil qu’il rallume et, aussitôt le code pin entré, il sent son appareil vibrer à n’en plus finir. Des messages vocaux et appels manqués de sa sœur, de son père, et même de sa mère. Adam se tend, essaie de contrôler son corps pour que Cilian ne le sente pas. Il essaie de plaisanter «
50 appels et 94 messages en deux heures ? Sérieusement ? » Il n’en ouvre aucun, de peur que Cilian en voie le contenu. «
Oncle Alaric est souffrant. » Un code, mis en place pour que personne d’autre ne comprenne. Oncle Alaric est mort depuis des années, égorgé par un loup, mais Cilian ne le sait pas. «
Ah ça, à force de fumer, fallait bien que ça arrive ! » Il envoie un regard lourd de sens à Cilian, qui hausse les épaules, puis se penche vers lui, l’embrasse furtivement. «
Je te ramène chez toi et je file voir l’oncle Alaric. » Sa sœur émet un léger toussotement. La situation doit être plus critique. «
Okay, prend ma voiture, je te rejoins plus tard. » Il sait que Cilian est contrarié rien qu’à l’air qu’il lui lance et le soupir qu’il exhale, mais il ne peut pas faire autrement : ses obligations familiales passent avant tout. Il laisse les clés de sa voiture entre les longs doigts de son amant, les caresse, et finit par suivre Ariana qui l’emmène vers son pick-up. «
Il est mignon, dis donc !–
Aaaah tais-toi. » Elle met le contact, et ils démarrent, s’en vont vers la demeure familiale. Ce n’est qu’une fois le moteur en route et le chemin bien entamé qu’il ose demander : «
Alors, qu’en est-il d’oncle Alaric ? » Sa sœur a un sourire tordu, celui de la chasseuse. «
Disons qu’on a besoin d’aide pour le maintenir enfermé ? »
Il y a là son allure, quand il marche juste devant lui. Il y a là ses sourires plein de promesses. Il y a là ses regards, appuyés, quand il les porte sur lui. Il y a aussi sa main qui s'égare sur lui. Ses lèvres qui s'étirent encore, plus encore, qui atterrissent sur les siennes. Il y a là le goût de nicotine, fort et qu'Adam à appris à connaître par cœur, qu'il pose dans sa bouche. Il y a là le contact de sa peau contre la sienne, électrique, la couleur pâle qu'elle prend lorsque la lune montante parvient à pénétrer la chambre et à y étaler ses rayons. Il y a là les soupirs qu'il perd d'entre ses lèvres rougies de baisers. Il y a là l'odeur particulière cachée au creux de son cou et où Adam aime respirer. Il y a là, à travers la savante étreinte qu'ils échangent, un air d'éternité qui vient narguer Adam. Quelque chose qui lui dit
« Pourquoi pas », quelque chose qui lui dit
« Tente, tu ne perds rien » . Oh si qu'il perdrait. Il perdrait sans doute la seule âme qui a su faire vibrer la sienne avec autant de force. Alors Adam se tait. Comme depuis des années, comme le garçon qu'il a été et qu'il est toujours, enfermé dans cette cave pourrissante une nuit d'orage. Il se tait parce qu'il a peur de perdre le peu de chose dont il ne peut plus se passer. Ce pan de sa vie qui rend celle-ci presque normale, comme s'il était un jeune homme parmi tant d'autres, ne se souciant que de se construire une existence paisible.
Adam repousse tout ça, l'embrasse encore jusqu'à se couper le souffle. Caresse la peau qu'il trouve sous ses doigts, presse un peu la chair, se saoule de son odeur, du goût qu'il arrache à sa bouche. Il laisse des frissons le parcourir, laisse son plaisir s'échapper d'entre ses lèvres, laisse ce corps qu'il connaît encore mieux que le sien s'écraser contre lui. Il touche pendant quelques secondes du bout des doigts ce qu'il désire par-dessus tout, égoïstement, puis laisse ce fantasme lui échapper. Il lâche un souffle qu'il retient depuis trop longtemps et ressent l'endorphine courir dans ses veines, tandis que Cilian, après avoir mordu ses lèvres et caressé encore sa peau, attrape son paquet et se dirige vers la fenêtre, qu'il ouvre en grand. L'air froid envahit la pièce, mais Adam ne s'en soucie pas. Il regarde le dos de Cilian, étudie encore une fois sa finesse, l'étrange force qui se dégage de sa carrure. Adam sourit, se bat contre l'engourdissement de ses membres et le rejoint, flatte de la paume le dos de Cilian et enroule un bras autour de ses hanches. Il sème des baisers sur sa nuque, dans son cou, s'enivre de son odeur et du goût salé de sa peau, en éparpille d'autres sur son épaule. Jamais il ne pourrait se passer de ça. Du simple contact de son corps contre le sien, de son odeur si particulière qui l'entoure alors qu'il le serre dans ses bras. Du bout des doigts, il attrape la cigarette que fume Cilian et la porte à sa bouche. Il en tire une bouffée qui envahit ses poumons, sent le poison se répandre dans son corps alors qu'il voit cette lueur qu'il aime tant allumer les yeux de Cilian. Il aime lorsque Cilian le regarde comme ça, avec cette intensité addictive et rien que pour ça, il se fout de se tuer à petits feux. Il l'embrasse, mordille ses lèvres, partage la saveur de la nicotine en faisant rencontrer leurs langues. De toute façon, il est déjà fichu : il sait qu'il est déjà drogué à quelque chose de bien plus grave que le tabac.
Adam n'arrive pas à dormir. Il a l'habitude de ce lit pourtant, de la présence de Cilian, de son souffle régulier, de l'odeur de son oreiller, du silence de son appartement, mais le sommeil n'est pas là. Il soupire et se tourne pour voir son amant. Même endormi, Cilian dégage cette aura particulière, qui l'a attiré dès le premier regard. Et il se rappelle en laissant fureter ses doigts dans ses cheveux pourquoi il en est amoureux. Comment ses yeux se sont posés sur lui, un jour, pour ne plus le lâcher. Le petit jeu qui a commencé, ce fourmillement qui l'a poussé à l'aborder, les jours qui ont suivi. La sensation de plénitude qui ne le lâche pas. Au départ, Adam pensait que ça allait lui passer, que la nouveauté d'être avec un homme allait faner mais, au bout de plusieurs années, il est encore amoureux. Cilian lui fait tout oublier. Avec Cilian, Adam peut se sentir normal. Il aime cette odeur de tabac froid qui traîne sur sa peau, indissociable de l'image qu'il a de son amant. C'est sa madeleine de Proust. Ce qui le fait revenir dans ses bras, toujours, ce qui lui rappelle qu'il y a un endroit où il peut être lui, simplement lui, Adam. Le Harkwood qu'il est n'existe plus vraiment et avec lui disparaît l'héritage qui lui colle à la peau, les devoirs qu'il pèse sur ses épaules. Cilian, c'est son coin de normalité dans sa vie qui ne l'a jamais été. Cilian le fait rire, Cilian a le don d'allumer quelque chose au fond de lui, Cilian l'aime sans lui poser de question. Ou si peu. C'est leur équilibre, depuis tout ce temps.
Cilian se réveille, fronce les sourcils et lui lance l'un de ses regards noirs. Il lui reproche de l'avoir réveillé. Pour se faire pardonner, Adam pose un baiser sur ses lèvres boudeuses et puis ose enfin lui demander : «
Tu crois qu'on devrait habiter ensemble ? » Adam l'aime, tellement qu'il a de plus en plus de mal à se passer de cette bouffée d'air que lui offre sa présence. Il n'ose pas le regarder, échoue son visage dans le cou de son amant et sent ses mains venir quelque part sur sa peau, l'accueillir contre lui. Cilian ne le repousse pas, jamais, ou si peu, mais Adam a peur du non. Et alors qu'il reçoit une caresse sur la hanche, il entend le «
Pourquoi pas » libérateur. Il retrouve ses lèvres, laisse Cilian attraper sa cuisse et le pousser dos au matelas. Et comme souvent, toutes ses pensées s'effacent, aspirées par le désir qui le reprend comme un retour de flamme mal éteinte.
Il est tard, de nouveau, alors qu'il passe la porte de chez Cilian. Ils avaient rendez-vous, et il a annulé à la dernière minute. Suite à un coup de fil de son père, il avait rejoint les siens pour une chasse improvisée : Ariana avait aperçu un loup qui rôdait et, après l'avoir surveillé toute la journée de loin, comme l'excellente pisteuse qu'elle est, elle était certaine qu'il s'agissait d'un loup-
garou. Adam avait été appelé à la rescousse pour venir les épauler.
Sauf que Cilian n'est pas du tout au courant des devoirs qu'il a envers les siens, et Cilian n'est pas du genre compréhensif. Après avoir reçu de sa part un sms rempli de menaces, Adam avait combattu sa fatigue, - le loup en question, âgé et très expérimenté, leur avait donné du fil à retordre - avait reprit sa voiture pour venir passer voir son petit ami en colère. Il espère que la douche qu'il a prise a retiré l'odeur du sang. «
Cilian ? » Celui-ci ne lui répond pas. Adam soupire, passe les cartons qu'il a commencé à amasser dans la pièce de vie pour son emménagement, essaie la chambre. Mauvaise pioche. Il tente la salle de bains, et trouve Cilian allongé dans un bain, ses longues jambes pliées pour pouvoir s'enfoncer davantage dans l'eau. il s'assit au bord de la baignoire et le blond ne daigne pas le regarder, laissant ses yeux obstinément fixés devant lui. «
Cilian, je suis désolé... » Adam laisse une main caresser avec douceur la joue de son petit ami, et celui-ci fait un mouvement pour l'en empêcher. Il déteste ça, lui cacher des choses. Cilian est celui avec qui il aimerait pouvoir tout partager. C'est pour ça qu'il veut vivre avec lui. Il a prévu de lui avouer peu après son emménagement. Pour être avec lui, sans rien lui masquer, pour pouvoir être lui. Peut-être qu'il ne l'acceptera pas, mais le jeu en vaut la chandelle. C'est en tout cas ce qu'Adam essaie de se convaincre depuis des mois lorsque leurs yeux se croisent et qu'il ressent ce fourmillement dans son ventre, le même depuis trois ans, qui n'a pas du tout fané. C'est forcément bon signe. A force de vivre dans des mythes, Adam a appris à croire aux superstitions. Sa main est plus dure lorsqu'elle attrape le menton de Cilian et le force à le regarder. Les pupilles de Cilian sont pleines de défiance, mais ça n'effraie pas Adam. Il le connaît. Il lui arrache un baiser, le force à ouvrir la bouche et fait un passage à sa langue. Cilian finit par craquer et lui répond avec férocité, arrachant presque les boutons de sa chemise pour le faire venir contre lui, plus vite.
...Il fume, encore et encore, lui qui détestait ça il n'y a pas si longtemps, il laisse cette odeur de nicotine envahir la pièce pour couvrir celle, plus désagréable, de rouille. Il n'écoute pas la voix de sa mère, dehors, qui lui dit d'ouvrir. Il n'écoute pas les coups que donne son père à la porte. Il reste là, à fumer, contemplant cette lune qu'il déteste à travers les larmes qui s'écoulent de ses yeux, sans cesse. Cette lune, qui lui a pris ce qu'il désirait par-dessus tout avant même qu'il ne puisse poser ses yeux dessus.
...Il vérifie encore, des doigts et des yeux, tout l'arsenal qu'il emporte avec lui. Il commence à avoir l'habitude, au bout de cinq ans de chasse, et ses gestes sont automatiques, presque cliniques, lorsqu'il se prépare. Entièrement vêtu de noir, il regarde les membres de sa famille autour de lui, et quelques autres familles qu'il a appris à connaître avec les années. Au-delà du nom qu'il porte, l'Ordre est sa famille. Ces gens qui partagent les mêmes secrets et les mêmes devoirs, qui ont fait les mêmes promesses. Il effleure l'abrier de métal, fixé à son dos, pour vérifier sa bonne position, passe les doigts sur sa ceinture de cuir sur laquelle il a fixé une bonne dizaine de couteaux, fin est légers, sur chacune de ses hanches. Il tâte les poches de sa veste, chacune renfermant des capsules en fer aux contenus différents. Chacune de ses capsules renfermant un secret de sa famille : odeurs et hormones, beaucoup sont fait pour déstabiliser les loups ou les mettre en confiance, imitant à la perfection ce qu'ils peuvent sentir.
Ils sont partis pour avoir une meute, ce soir, et d'après les dernières informations recueillies par les O'Leary, le lieu où ils sont sert aussi pour les sacrifices de quelques sorciers. C'est ce qui explique pourquoi ils sont autant. Adam sent la main de sa sœur sur son épaule, mais sait qu'elle ne le regarde pas. Ils ont l'habitude de toujours chasser ensemble, et connaissent les habitudes de l'autre mieux que quiconque. Ils sont les partenaires idéaux. C'est une vraie battue que les chefs sont en train d'organiser, les talkie-walkies grésillent et s'éteignent sitôt que l'ordre est donné. Les proies qu'ils chassent pourraient les entendre, et il faut leur laisser le moins d'indice possible. Un regard lancé vers Ariana, et ils se lancent ensemble dans la portion qui leur a été attribuée.
La nature est montagneuse, ici, la forêt, énorme, est faite de pentes. Il est facile d'y perdre son équilibre, tout comme il est facile de perdre son sens de l'orientation. Mais il en faut plus pour les déstabiliser. Adam a cessé de réfléchir, il est devenu le chasseur froid, sûr de ses objectifs, calculateur. Ce qu'il fait, il le fait par l'instinct qu'on a développé chez lui depuis l'enfance, celui qu'on a fait naître cette nuit-là, lorsqu'il avait douze ans. Il ne pleure plus, mais au fond de lui, il ressent la même terreur. Et cette terreur, ils l'ont tous, sans elle, ils ne peuvent pas faire ce qu'ils font. Ils ne sont que des humains face à des choses qui malgré tous leurs efforts les dépassent. Cette terreur, nichée au fond de leur tripes, est là pour le leur rappeler.
Il entend Ariana dégainer une flèche, elle est l'une des rares à avoir gardé cette arme. Pour la plupart, ils ont des armes à feu, Adam en a une qui bat contre sa cuisse, au cas où. Son aînée file dans les fourrés pour vérifier ce qu'elle a entendu, et lui fait signe de continuer sans elle. Il aimerait pouvoir l'épauler, mais sait qu'elle l'appellera si les choses se passent mal. Adam a appris à obéir à Ariana depuis très longtemps, et plus encore depuis qu'ils partent en chasse ensemble. Alors il continue. Des jours et des jours plus tard, il se demandera si ça aurait changé quelque chose s'il avait suivi Ariana.
Parce que ce qu'il voit changera sa vie. Les cheveux blond reflètent la lueur de la pleine lune, presque avec grâce. Il entend la voix qu'il aime psalmodier une langue qu'il ne connaît pas, sur un ton qu'il reconnaît à peine. La terreur de son ventre va se répandre dans tout son être, il ne veut pas en voir plus, mais un besoin malsain le fait avancer davantage. Ses doigts se tendent vers les couteaux empoisonnés qui le ceignent, sa première arme, celle qu'il utilise toujours par automatisme. Un corps est là, au centre d'un pentacle, mais il n'y fait pas attention. Ces détails s'impriment sur sa rétine, alors qu'il est tout entier concentré sur l'être qui récite. Soudain, celui-ci relève la tête et leurs regards se croisent. Plus de doute possible. Adam ne s'attarde pas sur ce qu'il ressent, il a appris à mettre le magma de ses émotions de côté. Il attrape un couteau qu'il lance dans sa direction, et l'arme le blesse juste sous la clavicule. C'est l'élément déclencheur. Ils se battent, Adam ne se souvient plus trop comment. Peut-être qu'à ce moment, il était trop concentré à l'idée de survivre pour pouvoir enregistrer ce qui se passait, et le fil de sa mémoire s'étiole. Lorsque c'est enfin clair, il sait qu'il est au creux d'un arbre, assommé, que son sang colle ses cheveux et son visage, que ses doigts sont tordus, que son souffle est difficile et obstrué. Alors qu'il est aussi faible, les émotions qu'il maintient éloignées depuis le début commencent à l'assaillir. C'est un mélange de colère, de déception, d'un peu tout qui le brûle à l'intérieur, et qui fait monter des larmes d'impuissance et de rage. Quelque chose s'est cassé. Sans doute le rêve de pouvoir être comme tout le monde, de temps en temps.
...L'odeur est trop forte, et les cigarettes successives qu'il fume ne masquent plus rien. C'est l'odeur du sang qui emplit la chambre. Le sang qui coule à ses pieds, rouge, luisant sous la pleine lune. Il se surprend à détacher ses yeux de l'astre haï pour les descendre vers la flaque qui s'est formée à ses pieds. Et ses yeux, machinalement, remonte le fil jusqu'à leur source. Ils cillent. Adam n'arrive pas à croire l'affreuse vérité, et pourtant, ce sont ses mains qui ont fait ça. Ce trou, dans le ventre d'Ariana, par lequel s'échappe la vie qu'il lui reste. Leur agonie commune dure depuis plusieurs heures, et elle a fermé les yeux. Elle a posé sa tête sur l'épaule de son frère, et son souffle n'est bientôt plus qu'un mince filet d'air, difficilement expiré. Leurs mains ensanglantées sont jointes, crasseuses et poisseuses, leurs doigts se collent les uns avec les autres. Ce n'est qu'un chuchotement inaudible, presque masqué par les tambourinements incessants que leur père administre à la porte lorsqu'elle lui dit : «
Elle pue, ta clope, petit frère. » Adam a un faible sourire, tremblotant. C'est son dernier souffle, il le sait. Ariana devient plus lourde, peut à peu. Les heures s'écoulent, et Adam reste là, immobile, les doigts toujours liés à ceux de sa soeur maintenant morte, ignorant les cris, dehors, qui tentent de le ramener à la raison pour qu'il ouvre cette fichue porte plus résistante que l'acier. Immobile à maudire la lune.