I close my eyes and bang I am dead
« Il n'a pas fait ça. C'est pas lui. Tu m'entends, Maman, c'est pas lui. C'est pas possible... » Elle est gamine. Et ses prunelles enfantines ne se décrochent pas du visage de sa maman. Ciara l'intrépide est redevenue enfant.
Humaine.
Remplie de sentiments, d'émotions.
De la rage et de l'amertume jusqu'au cou. Elle se force à ne pas pleurer, à rester forte. Mais sa lèvre inférieure tremble et l'air implacable de sa mère la détruit à chaque instant. Elle secoue la tête avec force, tire le bras de sa sœur, comme pour lui demander de l'aide. Aide-moi, Clarissa, à prouver que tout ça n'est pas vrai. Démontre-leur que Thad n'a rien fait. S'il te plaît, qu'elle pense. Elle supplie la brune du regard.
« C'est pas lui, vous m'entendez ! C'est pas lui ! Il peut pas faire ça, il aurait jamais pu ! » Et les larmes sortent. Les larmes coulent parce que seul le silence lui répond. Clarissa prend sa main, et leurs parents tournent la tête. Et à ce moment précis, Ciara comprend que c'est fini. Ciara comprend qu'ils ne l'écouteront jamais. Elle se lève, se dégage de l'emprise de sa jumelle.
« Allez tous vous faire foutre. » Elle a neuf ans, Cia. Neuf ans et un vocabulaire digne des grands. Elle sent son père s'approcher vers elle, elle sent la main heurter sa joue. Elle sent une marque rouge s'imprimer. Elle lit dans les yeux de sa mère de la déception. Mais elle se tait, et se contente de partir.
Elle sort dans le jardin, sort par la porte de derrière, et grimpe dans un arbre. Elle grimpe, grimpe, grimpe. Elle veut dépasser le ciel, dépasser les nuages. Elle veut dépasser la vie. Elle s'écorche, ses mains sont à vif. Elle ignore la douleur. La douleur n'existe pas, seul la raison la créé. Et Ciara monte, monte, monte. Encore et toujours. Et lorsqu'elle s'arrête, elle se recroqueville sur elle-même. Elle ramène ses genoux contre elle. Et elle laisse l'overdose de sentiments lui tomber sur la tête. Elle crie, hurle. Elle pleure. Et la douleur dans sa voix ne s'arrête pas. Elle jure. En celtique. En anglais. En français. Elle murmure le nom de sa sœur, elle essaye de se la remémorer. Les souvenirs remontent à la surface. Et les pleurs continuent. De la tristesse à l'état pur. Un soupçon de doute, de trahison. Elle revoit le visage souriant de son frère, son frère pour qui elle aurait tout fait. Son modèle. Celui qui l'aidait quand rien n'allait. Celui qui malgré tout, la protégeait. Puis elle revoit Misty. Misty la belle. Misty la forte. Misty qui lui ressemblait étrangement. Misty avec qui elle partageait des cheveux et un regard. Misty qui la protégeait des monstres. Et à cet instant-là, Cia comprend que rien ne sera jamais comme avant. Alors elle continue, seule dans son arbre, à pleurer. Elle n'a plus que Clarissa, désormais. Sa sœur jumelle est tout ce qui lui reste. Alors elle la protégera contre vents et marées.
Guess I better wash my mouth out with soap
Ils sont quatre. Quatre garçons, tous destinés à devenir, comme elles, des chasseurs. Quatre garçons qui se croient supérieurs, plus rapides, plus forts. Ils ricanent. Ils ont douze ans, c'est la première ou deuxième année de leur entraînement. Et ils aperçoivent deux filles de leur âge avec un air dangereux sur le visage. Deux tueuses. Une brune, une rousse. Elles se tiennent par la main. Et quand ils les voient, ils comprennent que ce sont les jumelles Killingworth. L'affaire s'est un peu ébruitée, mais personne n'a jamais appris ce qui s'était passé dans la famille. Tout ce qu'ils savent, eux, c'est qu'elles ont perdu quelqu'un. Une sœur ou bien un frère, ou bien les deux. C'est assez flou, comme histoire. Alors ils leur lancent un sourire. Un regard. Ils les détaillent. Ciara serre les dents, se tait. Clarissa peut embrocher son sabre dans leur cou sans qu'ils ne se rendent compte de ce qu'il se passe. Ils s'approchent.
Des bêtes en cage capturées par des tigresses en liberté. Des adolescents, des enfants. Et si les garçons se pensent invincibles, pensent ne pas connaître la peur, les Killingworth, elles, savent pertinemment que tout peut basculer en une seconde. Et que les façades ne sont, finalement, bel et bien que des façades. Les enfants de chasseurs grandissent un peu trop vite. Ne connaissent pas l'enfance. Ce sont des adultes qui n'en sont pas.
Ils s'approchent encore. Commencent à leur parler. Clarissa les envoie balader mais ils continuent. Ils veulent savoir leur secret, si elles ont déjà essayé une arme à feu. Si elles ont déjà bu. Les réponses de la brune, courtes et concises, montrent qu'elle a envie de se barrer. Mais avant qu'elle ne puisse prendre sa jumelle par la main pour aller autre part, l'un d'entre eux prononce la phrase de trop.
« Elle parle pas ta sœur ? »Clarissa tousse, s'étouffe, presque, pour contenir un gloussement.
Ciara le toise, lui sourit, passe sa langue contre ses dents. Et doucement, hoche la tête.
« Allez, ma rousse, j'vois bien qu'on t'a pas coupé ta langue ! Dis-nous au moins comment tu t'appelles ! » Clare souffle, comme pour éviter de rire. Elle en a envie, pourtant. Ne jamais attaquer Ciara. Ne jamais la provoquer. Surtout pas depuis les trois dernières années, où sa sœur n'a pas beaucoup parlé. Depuis la mort de Misty, en réalité. Il y a eu un an de flou. Un an où plus rien allait. Un an où les cauchemars réveillaient la rouquine tous les soirs, où elle essayait par tous les moyens de communiquer avec son frère, où elle a arrêté de manger, arrêter de parler. Un an où elle n'a plus rien dit, expriment ses envies par grognement, n'utilisant réellement que ses cordes vocales qu'avec sa sœur. Depuis, elle économise sa salive, sortant peu à peu de sa torpeur et de son mutisme.
Alors Cia regarde les cons devant elle, les scrute. De sa main droite, elle joue avec ses cheveux. Sa main gauche, doucement, vient se porter à sa poche arrière. Elle renferme ses doigts sur un poignard. Et elle sourit de toutes ses dents, commence à rigoler. Dire que les quatre gus devant elle sont pris au dépourvu serait un euphémisme.
Ils ne comprennent pas.
Elle rit doucement.
Alors ils rient à leur tour.
Clare, elle, est plus discrète, et laisse sa sœur faire son petit manège.
Puis sans prévenir, Ciara dégaine son poignard et le place sur la jugulaire de celui qui a parlé.
« Premièrement, je ne suis pas ta rousse. » La pointe du couteau est posée sur la peau. Le sang ne coule pas, mais un tout petit mouvement et le liquide rouge s'écoulera. Ils ne disent rien, ils se sont (finalement) tus. Elle s'approche de lui, sa cuisse touchant celle de l'autre. Elle est dangereusement proche.
« Ensuite, bien sûr que je peux parler. J'évite seulement de parler pour ne rien dire. Mais cela m'a l'air d'être un principe qui t'est totalement étranger. » Elle range le poignard dans sa poche, prend la main de sa sœur dans sa sienne et se retourne. Cia veut les éloigner de son champ de vision. Elle marche quelques mètres. Puis se retourne subitement.
« J'm'appelle Ciara, au fait. Ciara Killingworth. C'est ce que tu diras à ta mère lorsqu'elle te demandera qui a pris le couteau qui était coincé dans ta ceinture. »Et les jumelles, bras-dessus, bras-dessous, s'en vont.
dancing in the dark of the pale moonlight
Elle enfonce ses écouteurs dans ses oreilles, et monte le volume au maximum. Elle ne veut plus entendre les gens, elle ne veut plus percevoir le bruit de la ville. Guns N' Roses à fond la tête, elle commence à s'étirer doucement. Elle connaît chaque mouvement par cœur, elle sait quoi faire. Elle sait quel muscle travaille. Elle commence à courir, Cia. Ses jambes s'agitent, elle souffle doucement par la bouche. Elle est prête à battre son record. Elle sourit, lorsque son rythme cardiaque accélère. Elle court, elle sent le vent dans ses cheveux, elle sent la brume du petit matin sur ses mains. Elle se sent vivante. Et elle continue de courir, sans relâche, sans ne jamais s'arrêter. Parce qu'elle sait que lorsqu'elle rentrera chez elle, il faudra qu'elle s’entraîne. Et son père n'en a que faire de ses devoirs, de ses dissertations à rendre. Son père ne veut pas d’archéologue ou d'historienne. Son père veut une combattante. C'est tout. Ciara, elle, veut un avenir.
Quelque chose de nouveau chaque jour.
Qui ne soit pas un corps sans vie ou un nouveau monstre.
Ciara veut une vie avec de la joie. Ciara veut pouvoir s'amuser sans se soucier du lendemain matin. Ciara veut avoir le droit de faire tout ça. Mais elle doit se battre, manier des poignards. Elle doit tuer, même si c'est la dernière chose qui lui fasse envie en ce moment. C'est drôle, mais c'est maintenant qu'elle commence à douter. Maintenant que son entraînement est terminé et qu'elle doit s'assumer comme chasseuse à par entière. Et elle ne peut en parler à personne. Lorsqu'elle dort, le soir, elle se dit que si Thaddeus était encore avec eux, elle pourrait sûrement se confier. Se confier à son frère. Elle continue d'espérer. C'est con, c'est insensé. Mais Ciara ne peut s'empêcher de se raccrocher à l'image de son traître de frère. Alors qu'elle sait que si un jour elle le retrouve, il faudra lui enfoncer un couteau dans la gorge. Et elle n'est pas prête à faire ça. Elle ne pourra pas, elle le sait pertinemment. Et même si elle tue, elle vivra remplie de remords, et il lui suffit de voir ce que sont devenus ses parents pour comprendre à quel point une chose comme ça marque à vie.
Ses parents qui ont du assassiner leurs propres meilleurs amis. Parce qu'ils étaient sorciers. Des horreurs de sorciers. Des immondicités de sorciers. Et ses parents qui n'ont jamais voulu voir des liens se créer entre eux. Ciara a grandi avec une sœur.
Et c'est tout.
Une jumelle, rien de plus.
Un père qui n'est présent que lorsqu'il s'agit de combattre.
Une mère qui lui demande de se concentrer sur des choses réelles. Parce que l'histoire, c'est pas un métier. Et l'art non plus.
Un frère oublié, qu'on se force à effacer.
Une sœur oubliée, elle-aussi, enlevée par ce même frère.
Ciara continue à courir, ses pensées emmêlées dans sa chevelure rousse. La musique, sans prévenir, s'arrête un court instant. Elle sort son portable de sa poche, et voit qu'elle a un texto. Son père. Intriguée, elle déverrouille son smartphone, s'arrête sur le bord de la route. Et quand elle lit le message, elle croit halluciner. Elle se casse à Glencullen. Enquête. Événements étranges. Elle n'a pas le choix. Et elle part demain.
« Merde. » Sa sœur l'accompagnera, bien évidement. C'est la seule condition de Ciara. Ils peuvent l'envoyer partout, mais jamais sans Clarissa.
Clarissa. Clarissa qui se casse demain. Elle va faire une connerie. Sa sœur va faire une connerie, c'est sûr. Cia se creuse la tête. Elle s'assoit par terre, se moquant ouvertement du regard des gens. Elle réfléchit. Une minute. Deux. Trois. Puis sa sœur lui envoie à son tour un message. Et à cet instant, elle comprend. Ciara a un coup de fil à passer, parce que Clare ne semble pas destinée à le faire elle-même.
you like your girls insane
Ses talons hauts claquent sur le sol de la galerie irlandaise. Mais Ciara se tait. Elle admire en silence, comme la foule présente autour d'elle. Même son souffle est silencieux ; sa respiration est insonore. La presse et les locaux se pressent devant le tableau le plus connu de la collection. Mais pas la rouquine. Cia a beau adorer la peinture, elle n'a d'yeux que pour les croquis. Elle les observe, les détaille. Sa main trace des traits imaginaires dans le vide, comme si elle pouvait reproduire les chefs-d’œuvres devant elle.
Il n'y a plus de chasseurs.
Il n'y a plus de sorciers.
Il n'y a plus de loups.
Il n'y a plus rien.
Il y a juste elle, seule devant un croquis vieux de plusieurs décennies, qui se surprend à espérer. A rêver. Des nuages futiles, des idées sans fin. Elle veut dessiner, Ciara, elle en a besoin. Elle le sent. Une graine germe dans sa tête et elle a besoin de mettre ses sentiments sur papier. Mais elle reste là, là où personne ne regarde, là où le vraie génie de l'artiste se trouve. C'est en voyant les croquis qu'on voit comment il a évolué. Comment le tableau que les gens se pressent tant pour regarder a été créé. L'idée derrière, le message que l'artiste a voulu faire passer.
Elle cale une mèche sauvage derrière son oreille, lisse les plis de sa jupe noire. Elle ne se rend pas compte de ce qu'il se passe autour d'elle. Les traits griffonnés devant elle ont révélé une multitude de fils dans sa tête. Ciara, la chasseuse de lune perdue dans des nuages brumeux.
« Ils ne se rendent pas compte, hein. » Elle sursaute, prise en flagrant délit d'inattention. Elle tourne la tête, s'attendant à trouver une quadragénaire ennuyée ou un hipster pris d'un étrange besoin de se sociabiliser. Mais ce n'est pas ce qu'elle voit. Non, définitivement pas. Ce qu'elle voit lui coupe la respiration pendant une demi-seconde.
Parce qu'il est beau, drôlement beau, étrangement beau.
Ciara aime l'art, et l'homme à sa droite a tout d'un chef-d’œuvre.
Elle hausse un sourcil, surprise par sa remarque. Pourquoi il lui parle, à elle ? Pourquoi elle, pourquoi pas les jolies pimbêches qui se déhanchent pour paraître sur une photo dans les journaux locaux ?
« Je veux dire, les croquis c'est bien plus que l’œuvre finale. C'est les étapes. C'est ce qu'il ressent avant de peindre. C'est son idée principale. » Elle hoche la tête, muette. Elle ne sait pas quoi dire, elle a perdu sa langue. Il lui a coupé le souffle. Elle ne peut qu’acquiescer.
« T'en penses quoi ? » Elle le fusille du regard. Mais devant ses yeux topazes, elle finit par se dérider.
« J'en pense que oui. Qu'ils sont tous là-bas à se précipiter parce que c'est la seule pièce qu'ils connaissent. J'en pense que s'ils veulent connaître le tableau, il faut d'abord connaître l'artiste. Savoir par quoi il est passé. Et évidement, les croquis c'est au second plan. Parce que c'est moins coloré, moins connu, et moins amusant à photographier. Mais oui, j'en pense que tu as raison. » Il lui sourit, et elle se surprend à vouloir le voir sourire de nouveau. Il a une barbe de trois jours qu'il devrait songer à raser, des fossettes qu'il doit sûrement ignorer, et des cheveux ébouriffés.
Et il ne semble pas décidé à s'en aller.
Ciara le regarde, intriguée. Son regard à lui se penche vers son sac à main, duquel dépasse un de ses carnets à dessin. Elle le voit faire, mais ne dit rien. Il s'approche.
« Je peux ? » Elle dit oui de la tête. Il est bien trop près d'elle. Il le sait, et il fait exprès. Quel con. Il sort délicatement le carnet, et le parcourt sans rien dire. Si Ciara fait mine de n'en avoir rien à faire, son cœur se met à battre la chamade. Elle veut qu'il aime ses dessins. Elle veut revoir un de ses sourires à fossettes multiples. Elle veut voir le coin de ses yeux se plisser. Alors elle attend, silencieuse.
« C'est beau. » C'est tout. Deux mots. Et le cœur de Cia bat toujours aussi fort. Elle toussote, reprend le carnet qu'il lui tend. Elle lui souffle un remerciement du coin des lèvres.
Mais elle entend quelqu'un l'appeler. Elle sait que ça lui est adressé. Le mystérieux blond est venu accompagné. Et ça ne lui plaît pas vraiment. Des pas viennent dans leur direction, elle se retourne, et voit un journaliste arriver.
« Tris, dépêche-toi si tu veux ton article. » Et l'homme repart, sa caméra à la main.
« Journaliste, hein ? » lui dit-elle, quelque part entre la moquerie et l'admiration. Il ricane.
« Ouais, et le devoir m'appelle. » Il passe une main dans ses cheveux, ne sait pas sur quel pied danser. Il ne sait pas quoi faire, elle le sent. Alors elle prend les devants.
« J'm'appelle Ciara et... » Elle sort un stylo de son sac, lui griffonne son numéro sur le bras.
« Tristan. » répond-il avec un sourire. Un sourire qui pourrait décrocher des étoiles, un sourire à tomber par terre. Et le Tristan au beau sourire s'en va, non sans la regarder une dernière fois. La rousse se concentre à nouveau sur la toile, mais son esprit est ailleurs. Et alors elle qu'elle allait changer d'endroit, elle entend quelqu'un l'appeler. Elle se retourne. Voit Tristan à quelques mètres revenir dans sa direction. Murmurer agressivement quelque chose à un journaliste. Reporter son regard vers elle.
« Un jour, c'est peut-être tes croquis à toi qui seront exposés là, Ciara. » Elle s'apprête à lui répondre mais il est déjà parti. Il s'est envolé. Il l'a laissée. Avec un sourire béat sur les lèvres et un prénom.
Tristan.