hey girl, open the walls, play with your dolls
we'll be a perfect family
Ses doigts d’enfant glissaient sur les touches du piano et provoquaient sur leur passage des sons sans rythme particulier. Elle ne savait pas jouer. Pas encore, du moins. Mais elle le voulait. L’allure de cet instrument l’attirait inexplicablement. Elle voulait
apprendre à jouer. Elle voulait que ses mains puissent produire de la musique. Des mélodies captivantes avec lesquelles sa mère avait tendance à animer la maison, les dimanches matins. «
Maman, tu crois que Madame Lin’on pourrait m’apprendre à jouer ? —
Tu veux dire Madame Lincoln, mon coeur ? » La gamine haussa les épaules instinctivement, tout en reposant ses mains sur le tissu de sa jupe en plaid. Ses lèvres s’étirèrent dans un sourire rêveur tandis qu’elle lança un coup d’œil à la femme plus âgée, à quelques pas d’elle. Cette dernière profitait de son instant libre pour parcourir les diverses rangées, alignées au sein de la boutique musicale dans laquelle elles s’étaient arrêtées. «
La dame blanche, celle qui habite au bout d’la rue. » Neve releva un sourcil face à l’affirmation de sa fille, laissée pantoise devant l’expression déstabilisante de la petite Isadora. «
La dame blanche ? —
Oui. T’sais, celle qui ét… éten.. agacée de ne pas savoir dire le mot qui lui était venu à l’esprit pour décrire leur voisine, la gosse fit la moue.
brille. La dame pas jaune, comme toi et papa. J’ai vu un piano dans sa maison, la dernière fois, chez elle. D’ailleurs, tu sais, elle m’a montré une photogra-ph-ie de son papa. Elle était bizarre, il n’y avait pas des couleurs. Oh et elle m’a aussi dit qu'il avait été un mili.. truc. Ça fait quoi un militruc, maman ?… » Insouciante, les mots se perdaient sur sa langue alors que Isa pataugeait déjà sur un nouveau sujet de discussion. S’adonnant à son récit, elle ne remarqua pas les yeux surpris de sa génitrice, qui la fixaient drôlement.
(~~~)
C’était une conversation facile. Ils lui avaient posé une question, une question qui lui semblait anodine. Sur les couleurs. Puis d’autres interrogations s’en étaient suivies à leur sujet.
Où. Depuis quand. Chez qui. Elle ne comprenait pas encore sa différence, sondait celle-ci d’un œil détaché et avec l’indifférence d’une môme de cinq ans. Ils l’accompagnaient dans son quotidien. Faiblardes, ou parfois absentes. Ocres, noirâtres, argentées. Les pigments étaient là depuis toujours. Ce n’était pas une nouveauté, ni une surprise, elle était née avec les couleurs engravées dans ses iris noisettes. Papa avait haussé la voix, maman l’avait prise dans ses bras et Helios, Helios n’était pas avec eux. Isadora n’apercevait pas ce qui faisait d’elle quelqu’un d’unique.
D’unique. Un mot dont elle n'avait pas compris le sens, jusqu’à ce qu’on lui explique. Ne voyaient-ils pas tous les teintes ?
Non. Elle était
exceptionnelle. Différente.
Papa et maman devaient discuter, qu’ils lui avaient dit le soir venu, alors qu’elle était installée sous ses couvertures. Une histoire plus tard et l’enfant faisait semblant de s’endormir. Le bruit de la porte la tira de son manège et elle attendit quelques dizaines de minutes pour tenter de se faufiler dans la chambre de son frère – son frère qui n’avait pas le même papa, son frère qui était bien plus âgé et qui ne lui prêtait pas très souvent attention. Helios ne dormait pas, au vu de la lumière qui filait sous sa porte. Elle voulait s’aventurer dans la pièce, voulait lui raconter ce qui s’était passé. Elle se demandait s’il allait l'élucider ou s’il allait lui dire de ne pas le déranger, comme il en avait prit l’habitude. C'est pourtant le ton léger de son père, qui l'arrêta en flagrant délit. Elle était une bien piètre récidiviste. «
Jeune fille, est-ce qu’on essaye de surpasser son couvre-feu ?.. » Les bras croisés sur sa poitrine, un rictus espiègle sur le coin de sa bouche pincée, papa l’observait à partir des escaliers. «
Retourne à ta chambre, Isadora Jemima. l’enfant grimaça à l’entente de son second prénom
Tu as une longue journée qui t’attend, demain. Le pasteur est intéressé par ta… capacité alors il va venir nous rendre visite, à la maison. » La voix sereine, mais autoritaire de son père avait le don de la faire obéir instantanément. Isa hocha de la tête et un sourire nébuleux se composa sur ses faciès potelés. Elle adorait, idolâtrait son paternel. «
Un câlin ? —
Tu oublies quelque chose. —
S’il te plaît ? » elle étira les syllabes en même temps que ses bras. Le rire grave et l’étreinte chaleureuse de son père furent sa seule réponse.
(~~~)
Exceptionelle.
Différente.
Elle voyait les auras.
Ses parents étaient admiratifs, extatiques, fiers.
Isadora était contente.
Jusqu'à ce que tout s'écroule.
a thousand silhouettes dancing on my chest
Les yeux de son père étouffaient toute protestation de sa part. Les mots s’étaient arrêtés quelque part entre sa poitrine et sa gorge, inaptes à être formulés. Le bruit d’une fourchette claquée contre de la céramique était le seul écho brisant l’air silencieux, qui s’établissait habituellement alors que les Agallon s’installaient pour diner tous ensemble. C'était une tradition. Une qu'on ne brisait pas. «
On va arrêter la prière là, pour aujourd’hui. Descends à la cave pour la soirée, s’il te plaît, Isadora. —
Mais... —
Je t'apporterai une assiette plus tard. » que lui marmonna sa mère à travers ses dents serrés, sans lui lancer le moindre regard. Mais Isadora ne le remarqua pas. Elle était incapable de voir au-delà de la haine, au-delà du mépris avec lesquels l’observait son géniteur. Les mots et cette œillade l’atteignaient comme un coup. Ils venaient se loger dans sa poitrine et son cœur de petite fille, qui se brisa tant le mépris qu’elle se recevait pour la première fois de sa vie l’accablait. C’était pourtant sans un mot qu’elle délia ses mains et descendit de sa chaise, lentement, pour donner à sa mère le temps de rétracter ses paroles – l’ordre caché derrière l’allure calme et les phrases droites. Après tout, Isadora n’était pas un chien. Elle n’avait pas à se retrouver dans le sous-sol. Pour dormir, qui plus est. Elle n’avait rien fait de mal.
(peut-être) Et puis – elle se résignait à l’avouer – la cave la terrifiait depuis des années, depuis que sa mère avait cessé de venir lui raconter des histoires, depuis qu’elle était considérée comme une grande. Et elle l’était. Grande. Douze pleines années que la môme affichait fièrement, d’habitude, et avec lesquelles elle prenait toujours la peine de préciser le nombre des mois. Bientôt, elle sera une adulte. Comme maman et papa. Qui ne semblaient pas vouloir l’arrêter dans ses gestes.
Délicatement et mécaniquement, la gosse fit quelques pas en arrière, en direction de la cuisine, sans jamais dévier ses prunelles de celles si semblables aux siennes, appartenant à Joshua Agallon. Son père lui semblait… différent, acariâtre, étonnement ; le visage poli et toujours aimable déformé par quelque chose de désagréable. Comme s’il avait mangé une tranche de citron et ses lèvres s’étaient retroussées dans une moue hargneuse. Isa ne pouvait pas détourner le regard, malgré la honte qui lui brûlait les joues. Le patriarche de la famille était le genre de personne qui vous faisait vous sentir comme la personne la plus pathétique au monde et il le savait. Sa fille n’échappait pas à cette constatation. «
Vas-y, Isadora. » C’est seulement là qu’elle prêta attention à sa génitrice, puisque son père ne semblait pas vouloir lui adresser le moindre mot. Ses iris se portèrent à celles de Neve Agallon, qui avait tourné le visage dans sa direction. Elle n’y vit rien. Aucune émotion. Quelque part, c’était pire, cette indifférence. Mais la gamine ne s’en doutait pas encore. Elle était habituée à la gloire et à l’admiration. À la jalousie bien cachée, qui lui faisait plaisir, au fond, même si elle savait que c’était mal. Que Dieu ne voyait pas les réactions de ce genre d’un œil bénéfique. Mais, il n’y avait, actuellement, aucun sentiment semblable dans ses tripes. Ses yeux se voilèrent instantanément. «
J-je… Très bien. D’accord. J’y vais. » murmura-t-elle d’une petite voix. Isa baissait les yeux en même temps que ses bras et cela se voyait à son expression, les émotions bien trop apparentes sur son visage poupin. Elle se repliait, l’incompréhension au ventre et les larmes aux yeux. Dans sa tanière pour la nuit et celles, nombreuses, qui allaient suivre, sans le savoir.
there's nothing I can see, darkness becomes me
La solitude était une sensation. La solitude était une odeur. La solitude, c’était le noir constant et la fenêtre de laquelle on voyait du vert ainsi qu’une touche de bleu. Sa seule lucarne vers l’extérieur. Plus les jours passaient et plus les teintes s’y mélangeaient. Plus les jours passaient et plus ses émotions se mettaient en pause dans sa cage thoracique. Il n’y avait rien à faire. Il n’y avait rien à faire à part compter.
Un deux trois quatre-.. Isadora comptait jusqu’à ce que les chiffres finissent par s’emmêler dans sa tête. C’était étrange, de ne pas savoir, de ne rien savoir. Parfois, l’adolescente se demandait si elle était toujours vivante. Si cet endroit, sous terre, était son Enfer personnel. Son purgatoire. Si elle avait commis un pêché irréparable, impardonnable et avait reçu son jugement sans le savoir.
Une tâche, deux tâches, trois tâches, quatre tâches, cinq tâches, six tâches-.. Isadora n’avait rien fait. Elle le savait, le répétait en boucle dans sa tête quand personne ne venait la voir, quand ses parents lui disaient qu’elle était punie. Une punition non méritée. Elle en était certaine.
(vraiment ?) Mais le temps s’écoulait et ils n’avaient pas l’air de s’en rendre compte. C’était à se demander si papa et maman avaient perdu toute leur rationalité, là-bas, en haut.
Une inspiration, deux inspirations, trois inspirations, quatre inspirations, cinq inspirations, six inspirations, sept inspirations, huit inspirations-.. Elle comptait jusqu’à ce que sa cellule disparaisse, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'elle et ses mots et ses pensées. Ne voyaient-t-ils pas qu’elle était innocente ? Que ce n’était qu’une mésentente ? Isa se le demandait. Elle se posait des questions. Sans arrêt. Des interrogations qui la faisaient gémir sous l’effet de leur poids. N’était-elle pas un trésor, un cadeau céleste offert à ses parents ? N’était-elle pas la prunelle de leurs yeux ? Alors pourquoi pourquoi
pourquoi ?
(~~~)
Ce n’étaient que des bribes de conversation qu’elle entendit à travers le parquet et les murs. Mais ils lui suffisaient. Ces mots aux accents hargneux, que la môme s’empressait d’avaler dès qu’ils étaient à sa disposition. Papa et maman et écouter et parler lui manquaient. «
Je n’arrive pas à y croire Joshua.. Oh, pourquoi nous ? On a… On a rien de fait de mal pour mériter cette punition. la voix était étrangement écorchée, opprimée sous l’émotion qui l’habitait
Quel message essaie-t-Il de nous faire passer ? —
Neve. un soupir
Tant qu’on n’en sait pas plus, on peut rien faire. Elle n’est pas faite pour vivre avec nous et je comprends ton ressenti. Mais attendons la visite du Révérend dans quelques jours. Peut-être qu’il pourrait nous en dire plus sur les maux qui l’habitent. Pour l’instant, elle.. » Quelque chose se refermait dans sa poitrine en les écoutant, en écoutant cet échange, le poison qu’ils délivraient à son encontre. «
J’aurais du savoir que quelque chose n’allait pas. Que sa différence n’était pas bénéfique. Elle n’est pas normale, Joshua ! Et je m’en veux tellement, je m’en veux tellement tu ne peux pas savoir. le ténor si familier de sa mère fit place à un sanglot étouffé, et les voix disparurent pendant quelques instants
Parfois, je me dis que j’aurais du mettre un terme à ma grossesse, dès le début des complications.. C’était un signe ! De Lui ! Il voulait me dire que quelque chose n’allait pas avec les bébés ! J’aurais du l’écouter, l’écouter et voir quel monstre elle allait devenir, elle aussi. J’aurais du le savoir, oh Joshua... » L’étau s’était resserré sur son cœur plus leur entretient s’étalait. Sa bouche s’était entrouverte sous l’état du choc, de l’incompréhension. Elle n’avait jamais entendu ses parents parler d’elle ainsi. (elle
aussi ?) D’elle. Bien-sûr qu’ils parlaient d’elle. Dans des mots aussi perfides, des mots aussi détestables.
Ils la haïssaient. Elle devait se rendre à l’évidence. Pire encore, leur mépris – dont elle n’avait eu qu’un aperçu, jusqu’à là – la transperçait en son entier. Il la touchait d’une vague dévastatrice. Sa respiration s’étrangla au fond de sa gorge nouée, tandis qu’un sanglot lui échappa. Puis un autre, plus développé, plus pittoresque. Des larmes s’étaient formées au coin de ses yeux, que la brunette s’empressa de chasser du revers de sa manche. Elle ne voulait pas être triste, elle voulait être en colère, voulait protester toutes leurs affirmations, leur dire qu’elle était normale, qu’elle était tout ce qu’ils avaient toujours attendu d’elle, tout ce qu’Isadora était censée être. Mais la rage n’était qu’une faible lueur face à l’accablement, qui venait humidifier ses yeux. Les larmes – même essuyées – ne voulaient plus s’arrêter.
(~~~)
Elle n'avait rien fait.
Elle n'avait rien fait.
Elle n'avait pas fait exprès.
Elle n'avait pas fait exprès. Elle n'avait pas fait exprès. Elle était désolée.
Elle n'était pas désolée.(~~~)
«
Isadora… » Quelque chose n’allait pas chez elle. Elle le savait maintenant. La voix d’une autre personne – son surnom prononcé par des lippes autres que les siennes – était censée lui faire l’effet d’une délivrance. Elle l’attendait depuis plus de deux mois, sa rédemption. Soixante-quatre jours entre les mêmes murs. Soixante-quatre jours dans un décor identique. Soixante-quatre jours sans sentir le vent lui balayer les cheveux et les rayons de soleil lui caresser la peau. Soixante-quatre jours, un chiffre qu’elle se répétait en permanence, par peur de perdre son ancrage à la réalité. Son prénom, lui aussi, se perdait souvent sur l’axe de sa bouche, dans une mélodie obsessionnelle. La gamine craignait d’être oubliée du jour au lendemain, de se dissiper des mémoires, de s’égarer dans sa pseudo-cellule sans qu’on se souvienne d’elle. Son prénom lui rappelait qu’elle était elle, Isadora. Qu’elle avait encore son identité, qu’elle avait encore elle-même. Qu’elle n’était pas encore complétement effacée de ce monde. Et l’apparition de son frère était censée l’enrober d’un sentiment de consolation, comme un résultat de ses prières, un geste de Lui. Peut-être qu’Il estimait que Isadora méritait encore quelque chose : revoir son frère, par exemple.
(son demi-frère) (presque un étranger) Mais rien rien
rien de positif ne vint prendre place dans ses entrailles face à la vision de son ainé. L’amertume était devenue familière en si peu de temps, cela lui faisait presque peur. «
Oh, frérot, on est plus à l’armée ? » La môme se demanda bien ce qu’il devait penser d’elle, à cet instant.
Oh, how the mighty have fallen, qu’il cachait probablement derrière ses prunelles ébranlées, en compagnie d’un rictus réprimé depuis toujours. Isadora n’était pas idiote. Au contraire, sa perception était remarquable pour une gamine de son âge et la jalousie de son frère n’avait été que bien trop souvent laissée à l’air libre. Elle n’aimait pas se l’avouer, mais parfois, bien souvent, sa seule réaction face à ce que Helios ressentait envers elle la réjouissait. Peut-être que Isa avait atterri ici à cause de ça. On avait lu dans son âme à quel point elle était pourrie jusqu’à la moelle. Qu’elle ne méritait pas mieux. «
Isa, qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que tu fais là ? —
Je ne sais pas. Faudrait que tu demandes aux parents ; Quoique elle fit une pause, releva un doigt dans l’air et pencha la tête sur le côté, avec la moue d’une personne qui venait de se souvenir de quelque chose d’important
ils vont peut-être pas vouloir parler de moi, vu que je suis un monstre maintenant, apparemment. » Isa lui envoya un sourire folâtre, aux teintes d’une politesse qui sonnait faux. Etirer ses lèvres lui faisait mal, mais elle en avait l’habitude.
Sois courtoise, que lui avait dit sa mère,
montre leur que tu es quelqu’un de bien, gagne leur respect avec ta décence. Il était devenu facile de faire semblant. D’être la parfaite image de bienséance qu’on attendait d’elle. L’enfant que tous les parents désiraient avoir ; La gosse qui ne voulait pas jouer dans la boue, qui ne voulait pas s’amuser avec les autres, qui ne voulait pas faire des bêtises, qui ne voulait pas rire un peu trop fort et plaisanter sur des choses un peu trop basses. Isadora aurait voulu qu’on lui couse les lèvres dans un sourire permanant, qu'on la garde à l'état du tableau aux couleurs merveilleuses qu’on attendait d’elle. Elle en avait marre de la douleur. «
Je vais leur parler. C’est absurde de te garder ici. » Il allait se détourner. Il allait se détourner et ne plus jamais revenir. Il partirait et elle resterait, à jamais, seule. «
Non ! Attends ! » Sa voix claqua dans l’air, imbibée d’urgence. La brunette se releva rapidement sur ses jambes pour le rattraper, mais un vertige l’a pris de court, faisant tanguer dangereusement la gosse sur ses jambes. «
Reste avec moi... » Les larmes lui revenaient aux yeux, rapidement, comme à leur habitude. «
S’il te plaît. » qu’elle rajouta timidement, en se mordillant la lèvre. L’amertume laissait place au désespoir. «
Très bien. Je reste. » Et il hocha la tête. C'était suffisant.
i watch the city burn, these passions slowly smoldering
a lesson never learned, only violence
Folle. Peut-être qu’elle l’était. Peut-être que c’était exactement ce qu’on attendait d’elle. Folle. Le mot la faisait trembler, quelque part, au fond, à la surface. Elle ne savait rien. Ses pensées n’étaient plus que des morceaux d’une conscience fracturée, égarés dans la crevasse qui était son esprit. Son âme, elle, était en train de tressaillir, de lancer un appel auquel l’adolescente ne pouvait pas répondre.
Folle. Les lettres pleines d’épouvante s’empreignaient dans chaque recoin de sa cellule, chaque mur, chaque fissure. La folie serait son dernier salut. Plus rien ne pourrait sauver son humanité — si humanité il y avait, elle n’était plus sûre d’être tout à fait elle-même, humaine. Quelque part à travers la brume causée par la perte de sang et le brouillard d’étourdissement qui l’habitait, la brunette avait conscience qu’elle allait mourir. Mourir ici. Enfermée et seule. Dans son cachot. Dans ses chaines, omniprésentes même dans sa mort. La douleur était dévastatrice, ancrée dans son cœur, dans ses côtés, dans sa tête. Elle avait du mal à respirer. L’extérieur, elle voulait être à l’extérieur. Elle voulait voir la lune et sentir l’air frais emplir ses poumons. Elle voulait voir les arbres, les rues, le ciel, les maisons, les paysages, la mer, les étoiles pour la dernière fois. Elle voulait tellement des choses. Comprendre, tout d’abord. Comprendre pourquoi, comprendre comment. Avoir la possibilité de s’expliquer. Dire à son geôlier de père qu’il n’avait vraiment pas à la regarder comme si elle était pire que de la saleté sur sa chaussure. Murmurer à sa mère qu’elle ne méritait pas le traitement d’un monstre médisant ; Qu’elle n’était ni une malédiction, ni une abomination. Qu’elle était leur fille. Qu’elle était la Isadora à qui ils avaient, jadis, pris l’habitude de souhaiter bonne nuit avec un baiser sur le front. Elle était toujours la même. Elle tentait de se raisonner alors qu’une larme s’échappa du coin de sa paupière close. Elle allait juste devenir folle. Bientôt. Dans la mort. Sur le bord d’une falaise psychique de laquelle, une fois dans le vide, on ne revenait pas. Elle oscillait entre ses souvenirs, qui l’enfiévraient
(les sourires) (les secrets) (les histoires racontées par Helios, dans sa prison imposée) et sa délivrance, qui lui volait ses forces vitales. Elle allait mourir. C’était comme un cataclysme, cette vérité. Elle ne pouvait pas mourir ! Pas à dix-sept ans ! Pas ici ! Un sanglot lui échappa ainsi qu’un énième toussotement, qui l’obligea à s’essuyer les lèvres à cause du filet de sang qui s’y formait. Isadora s’appuya sur ses bras, pressant tout son poids dessus pour tenter de se mettre débout. Accrochée à un mur dès lorsqu’elle fut sur ses jambes tremblantes, la demoiselle fit quelques pas dans la direction de la fenêtre, qui lui avait tenue compagnie durant toutes ces années.
(décennies ?) Celle qui était bien trop haute, bien trop inatteignable, d’habitude. Le passage vers la liberté qu’elle n’avait jamais osé prendre, espoir d’une fillette qui attendait naïvement l’indulgence de ses cerbères. Mais elle se sentait enfin capable – ironiquement, au vu des secousses qui se déchainaient sur son corps – de laisser tout derrière, de passer cette étape, de retrouver sa liberté à la frontière de l’agonie. Elle ne voulait pas mourir enfermée. Et animée d’une force qu’elle ne se connaissait pas, Isa tenta le tout pour le tout en brisant la vitre à l’aide d’un tournevis, qui trainait sous son matelas depuis quatre ans.
{trigger warning: meurtres, violence}C’était presque facile de rentrer dans la maison qui était devenue sa propre prison. La clé de secours se trouvait au même endroit et il ne lui fallut que quelques minutes pour se rappeler du pot de fleurs exact que ses parents avaient l’habitude d’utiliser, à l’époque. La vision de l’habitation plongée dans un silence presque mystique ne lui causa qu’un filament de nostalgie, alors que Isadora prit la direction de la cuisine. Elle y trouva son arme, un couteau que son instinct – peut-être autre chose – lui avait ordonné de choisir. Se faufilant dans les escaliers et la chambre de ses géniteurs, tout en essayant de faire le moins de bruits possibles afin de ne pas les alerter, elle s'arrêta sur le seuil de leur porte où elle perdit des secondes précieuses. Juste assez pour observer leur sommeil paisible. Juste assez pour remettre en ordre leurs traits, qui s'étaient peu à peu floués dans son esprit. Dès cela fait, la brunette se déplaça jusqu'à là où son père se reposait. Cette fois-ci, aucune hésitation ne vint prendre possession de ses membres, animés d'une émotion passée sous silence. Isa fit ce qu'elle devait faire. Le couteau glissa sur la peau sans aucune douceur et n'attendant pas à ce que le patriarche, qui s'était réveillé pour plaquer ses mains contre la plaie à son cou, comprenne ce qui lui arrivait, elle se précipita du côté de sa mère. Celle-ci s'était rapidement éveillée elle aussi, avec toute l'agitation que provoquait son mari. À la vue du sang et de sa fille, en liberté, sa bouche s'ouvrait déjà dans un cri plein d'épouvante. Isadora ne lui laissa le temps que de lâcher le début d'un hurlement avant de lui accorder le même traitement qu'à son géniteur. Son devoir fait, elle se recula. Figée. Les regarder essayer de s’accrocher à quelque chose, les regarder essayer d’articuler des syllabes volées par ses soins, ne lui fit aucun effet. Vide. Elle était à son tour vide. Le sang –
leur sang - s’écoulait, s’égouttait dans les vêtements, s’imbibait dans les draps, s’imprégnait dans le bois du parquet. Ils se débattaient des abysses qu’elle venait de leur offrir, les yeux creusés par la douleur, parés de l’horreur. Ils méritaient cette fin pleine d’affliction. Ils avaient été infâmes. Ses geôliers. Sa hantise. Ses parents. «
Sor..ci…èr…e. » la voix de sa mère formula le blasphème de trop, l’appellation qui la fit plisser des yeux et électrisa ses émotions. Elle n’était pas vide. Sa colère formait un ouragan, renfermée pendant trop longtemps, mise de côté, enterrée sous des implorations et des bénédictions. Elle était enragée. Elle était la fille de deux monstres. Le sang de deux atrocités qui se cachaient derrière les prières, la bienséance et la foi d’un Dieu, qui n’existait pas.
La sauvagerie engendrait la sauvagerie. «
Tu as raison, maman. » Le mot prenait un ton odieux avec son élocution. Isadora ne la considérait plus depuis longtemps comme sa mère. Elle se pencha à son oreille pour continuer sur sa lancée, le cœur éreintant ses veines et son écœurement. «
Mais je suis ce que vous avez fait de moi, toi et papa. Et on mérite tous de brûler pour cette profanation envers le Créateur. Tu ne crois pas ? » C’était le bidon d’essence chimérique qui se déversait de son contenu, quelque part, à ses pieds. C’était l’allumette en souffre imaginaire qui glissait sur un grattoir à phosphore rouge. C’était son âme qui s’évadait enfin –
enfin ! – de ses liens.
Ignite. Et tout s’enflamma. Dans les flammes de sa création. Elle était feu, elle était magie, elle était elle. Assemblée. Entière.
Finalement. Alors que son adrénaline s’exaltait de sa peau, la jeune fille s'abaissa sur le corps de son père venant de rendre son dernier souffle, pour déposer ses lèvres sur son front – une autre tradition chez les Agallon –
(bonne nuit, papa), laissant une marque sanglante à leur passage. Haussant un sourcil, elle érafla ses doigts dessus tandis qu'un rayon de lune, qui filtrait à travers les rideaux dévorés par la braise, lui caressa le visage, ainsi que les gouttes de sang qui s’y trouvaient. Effleurant à sa suite sa propre bouche, sa joue, son index rentra en contact avec le liquide carmin qu’elle avait fait déverser dans cette pièce maudite. Elle ramena sa main devant ses prunelles et un sourire vint s’accrocher à ses lippes, alors que Isa goutta au résultat de sa démence. Le goût métallique la plongea dans une transe complète. Elle ne remarqua pas l’ignescence se propager, ne prêta pas attention à la façon dont tout se faisait dévorer autour d’elle. La sensation de brûlure ne vint pas la tirer de sa léthargie, le feu lui léchant le corps comme une douce caresse, une étreinte ardente. Isadora ne voulait pas bouger. Elle était bien, à sa place, ici. Alors que l’idée d’une mort aux côtés de ses géniteurs affleura dans sa conscience, son prénom lancé à répétition l’arracha à ses propres ténèbres.
L’appel étouffé à son encontre se fondait au bruit d’effervescence provoqué par l’incendie ; Celui-ci s’était propagé dans toute la maisonnette, ce qu’Isadora remarqua d’un œil distrait.
Oh well. Toutefois la sollicitation de son nom l’alarmait immodérément. Son bien-être envolé, la jeune fille se précipita à la fenêtre de la chambre de ses parents pour voir le surgissement qui la fit écarquiller des yeux. Une voiture s’était garée sur le gazon parfaitement entretenu des Agallon, la portière du côté du conducteur encore ouverte. Elle n’avait jamais aperçu le véhicule de son frère, mais Isadora savait – comme elle savait que quelque chose d’autre que de l’adrénaline se propageait dans ses veines – instinctivement que c’était lui qui était dans la maison, à sa recherche. Elle savait aussi qu’il allait périr à sa place, si elle ne se dépêchait pas de l’aider. Sur cette pensée, l’adolescente s’élança dans le feu. Elle ne pouvait pas laisser mourir la seule personne qui s’était un tant soit peu souciée d’elle, durant ses années d’emprisonnement. «
Helios ? HELIOS ? » Le manque de réponse la rendait encore plus frénétique dans sa quête. Il n’était ni dans le salon quasiment intact où seul les portraits de famille se faisaient dévorer par les flammes, ni dans la cuisine qui semblait être le lieu le plus dévasté entre tous. Les pièces n’étaient pas nombreuses au premier étage et bientôt il ne lui en restait plus qu’une. Celle qui faisait naître en elle une piqure d’angoisse. Les yeux plissés à cause de la fumée néfaste, qui ne lui faisait pourtant aucun effet - chose à laquelle elle n’avait pas le temps de réfléchir-, Isadora n’hésita que quelques instants avant de descendre dans son enfer personnel. C’était là-bas que se trouvait le corps d’Helios, allongé sur le sol de sa cellule. Il était venu la
chercher... La certitude lui pinça le cœur alors qu’elle s’affalait à ses côtés. «
Helios ?.. » La vue du sang qui s’échappait d’une plaie sur le haut de son crâne et des brûlures qui se formaient sur ses avant-bras dévoilés firent survenir un sanglot imperceptible au fond de sa gorge. Elle ne pouvait pas le laisser mourir. Le souffle saccagé, les larmes lui brouillant la vue, Isadora ferma ses paupières pour laisser les images s’y succéder, les souvenirs lui brûler la rétine. Son frère, qui n’avait pas été influencé par la folie insensée de ses parents. Son frère, qui n’avait pas pris peur face aux avertissements. Son frère, qui lui lisait des histoires de derrière ses barreaux. Son frère, qui lui donnait l’avant-goût utopique d’une liberté tant désirée. Son frère, qui chassait son isolement. Son frère, qui était venu la secourir, elle. Elle, qui ne méritait probablement plus d’être sauvée.
Contrairement à lui. Insciemment, une prière se forma sur le bout de sa langue alors qu’elle l’attrapait par les aisselles, dans l’espoir fou de le tirer des flammes. Elle ne pensa pas à la divinité de son enfance, à laquelle elle ne croyait plus. Elle ne pensa même pas à un être céleste en particulier. Isa voulait juste que quelque chose –
quelqu’un - sauve Helios. Poussant un grognement pénible alors que son pied se coinça sur la dernière marche des escaliers, elle essuya d’une main son front et ses larmes, qui avaient creusées des sillons sur ses joues. Le périple lui prit de dizaines des minutes et bientôt des sirènes pouvaient se faire entendre en fond sonore. Elle ne le remarqua pas, comme d’habitude, bien trop concentrée sur son demi-frère et l’air frais qui lui fouetta le visage. La fumée lui
manquait, presque. Etrangement. Étalant le corps du vingtenaire sur la pelouse, l'adolescente posa spontanément ses mains sur ses avant-bras et força sa vitalité,
quelque chose, à le sauver, à soigner chaque plaie, chaque brûlure, chaque lésion. À le purger de chaque maux, de chaque douleur. Trop concentrée dans sa litanie, Isadora ne remarqua pas son sang qui s’égouttait doucement sur ses lèvres et se mélangeait à ses larmes ainsi que le sang de ses parents, qui était toujours présent sur ses joues. Bientôt, il ne lui restait plus qu’un incessant tambourinement dans ses tempes et le début d’un vertige mal contenu. Ouvrant ses paupières, elle inspira brusquement en voyant l’absence totale des fléaux sur la peau de son ainé. C’était un retour à la réalité brutal, puisqu’elle se rendit enfin compte du mal de tête qui se diffusait derrière ses yeux et le sang séché qui s’était égoutté dans son cou. Se reculant d’un coup, son bras céda à une soudaine faiblesse – vide vide vide, elle était à nouveau
vide – et elle s’écroula aux côtés de Helios. Ses yeux roulèrent dans son crâne tandis qu’elle lâcha une première et une dernière plainte, dans la forme d'un gémissement. Isadora aurait été satisfaite avec sa vie, si Helios était sain et sauf, lui.
Elle ne méritait pas d'être sauvée. Sur cette pensée, la brunette sombra dans les ténèbres si familières.
shadows fall onto our bodies from a winter sun
«
Ils sont morts dans l’incendie. » et elle acquiesça de la tête comme elle savait si bien le faire, depuis qu’elle s’était réveillée à l’hôpital. Acquiescer et se taire. Faire taire les secrets de cette nuit, qui s’était brimée dans sa conscience. Jouer à la fille qui avait du mal à se rappeler de ce qui s’était passé; de quel rôle elle avait tenu dans le drame. En vérité, Isa se souvenait très bien de tout, ou presque. Elle était la responsable et elle ne se sentait pas coupable. Pas coupable, pas coupable,
pas coupable. Alors elle n’avait qu’à hocher de la tête et goûter au poids de ses mensonges sur ses lèvres. Elle n’était pas humaine. Pas à la vue des braises qui étaient nées avec son seul désir silencieux de les voir apparaître. Pas à la vue de la flamme qui brûlait maintenant au dessus de sa main. Elle n’avait qu’à le penser, à le vouloir et le feu lui obéissait. C’était étrange. C’était
exaltant. Personne ne devait le savoir. Personne ne devait savoir qu’il y avait vraiment une bonne raison de l’enfermer pour le restant de ses jours. Faisant taire l’éclat de son pouvoir avec le creux de sa paume, elle releva les yeux sur la porte qui allait s’ouvrir bientôt, au vu de la présence qu’elle ressentait à quelques pas de sa chambre. Là encore, elle n’avait pas d’explication pour cette sensation, cette capacité à discerner les autres tout autour d’elle. C’était Helios, bien-sûr que c’était lui. «
Ils sont d’accord pour te laisser partir plus tôt... On y va ? » Obtempérant, encore et toujours, elle attrapa sa veste et le suivit sans regarder en arrière.
(~~~)
La cohabitation était
bizarre. Un livre appuyé entre les mains, elle observait Helios se préparer pour son boulot, assise sur le comptoir de cuisine. Balançant ses jambes dans le vide, la demoiselle tapotait la page sur laquelle elle s’était arrêtée avec son ongle, une lèvre coincée entre les dents. «
Helios, je ne suis plus une enfant, je peux très bien rentrer à l’heure que je veux. » Son ton virait vers l’irritation qu’elle peinait à dissimuler avec le sourire mutin, qui s’était suspendu sur ses lèvres vermeilles. Elle n’avait pas encore eu le temps de se changer, ni se rafraichir. Elle n’en ressentait pas le besoin ; l’anti-cernes cachant parfaitement les cercles violaces formés sous ses yeux en témoignage à ses nombreuses insomnies. «
Pour l’instant, tu vis sous mon toit alors tu es ma responsabilité. » Un ricanement soudain lui échappa tandis qu’elle referma son bouquin d’un coup sec. Posant ce dernier à sa gauche, elle descendit sur le sol rapidement, pour finir par s’accouder à l’endroit où elle avait été assise. «
Déjà, j’ai dix-huit ans, d’accord ? Je suis ma propre responsabilité. Et ensuite.. Sous ton toit ? Ils sont passés où tes "oh, je veux que tu te sentes comme chez toi ici, cet appartement est autant le mien que le tien.", hein ? Maintenant que je ne suis plus une victime traumatisée, je peux aller me faire foutre, c’est ça ? » se moqua-t-elle en croisant les bras sous sa poitrine, dans un geste furieux. Elle l’observa s’arrêter dans sa routine, pour la regarder à son tour, un air las sur le visage. Il ne voulait pas se disputer, ça se voyait, mais
pas de chance. Isadora détestait quand il jouait à ça ; Au rôle du grand frère protecteur, qui ne lui allait tout simplement pas. Helios n’était même pas tout à fait son frère. Il avait son père et sa mère, qu’ils avaient en commun, à une époque… Plus maintenant. Elle était seule. Orpheline bien avant que ses parents ne décèdent. «
Je m’inquiète pour toi, ok ? » qu’il soupira avant de s’approcher d’elle de quelques pas, posant une main sur son épaule au passage. Son cœur … son cœur rata un battement, doublant et triplant et
chancelant au rythme qui faisait vibrer sa cage thoracique, et c’était stupide, c’était
idiot, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher ; Ses faciès s’adoucirent, presque malgré elle. «
Tu reviens tard, tu traines avec des gens que je ne connais pas et… Il soupira à nouveau avant de continuer sur sa lancée.
I know it’s overwhelming. Je sais qu’avec ce que tu as vécu, ce n’est pas facile à gérer, mais je veux juste te savoir en sécurité. Tu comprends ? » Un nouveau sourire se composa sur le profil de l'adolescente. Plus complaisant, plus réel, cette fois-ci. Avec des gestes délicats, elle noua ses bras derrière le dos d’Helios, ne faisant pas attention quand ce dernier se crispa sous l’étreinte inattendue de la brunette. «
Tu dis ça comme si je ne pouvais pas me défendre. » Elle faisait référence à ses pouvoirs, qu'il avait découvert par inadvertance ; sa nature de sorcière, sur laquelle elle avait posé le doigt en trainant sur le web.
On pouvait vraiment y trouver du tout. «
Mais je comprends. Et… jetant un coup d’œil à l’horloge par dessus son épaule, elle se détacha de lui.
Tu vas être en retard si tu ne te dépêches pas. » Se mettant sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur sa joue, sur la commissure de ses lèvres, elle se déroba à ses yeux, qui s'étaient plissés sous le mouvement et qui, maintenant, lui brûlaient la nuque tandis qu'elle prenait la direction du couloir. «
Isadora... —
Tant que tu ne m’obliges pas à aller voir un psy, tu peux faire ta drama queen, Helios, mais pas trop. Sur ce, passe une bonne journée ! » qu’elle lui lança dans un bâillement étouffé, tout en refermant derrière soi la porte de la salle de bain.
(~~~)
Être en liberté était bizarre. Parfois, elle se surprenait à s’enfermer dans sa chambre, celle que Hélios lui avait accordée dans son –
leur – appartement. Elle allait s’asseoir dans un coin sombre de la pièce et comptait, jusqu’à ce que les rayons de soleil filtrent à travers la fenêtre et la nuit s’échappe à l’autre bout du globe. Comme si elle revivait son supplice. Mais le sommeil se fendait volontairement entre ses doigts, dans l’espoir aberrant d’éluder aux cauchemars qui peuplaient sa somnolence. Des cauchemars où ses parents revenaient la tirer aux profondeurs abyssales de sa conscience tourmentée. Là où quelque chose s’était réveillé, dans ses pensées, dans ses rêves ; la chose tentait d’attirer son attention, l’invitait à se fondre dans les ombres et Isadora était alors bien trop contente d’écouter les désirs les plus noirs de son cœur. Elle se perdait dans les rues de Dublin, bien souvent, tentait de s’évader en compagnie des personnes qu’elle ne connaissait pas. C’était facile. C’était naturel. C’était comme redémarrer d’une page vierge. Ils ne savaient pas qui elle était, ne savaient pas ce dont elle était capable. Elle pouvait se montrer désinvolte, chose qu’elle n’avait jamais osé faire auparavant. Plus personne ne pourrait l’enfermer contre son gré.
Plus personne n’en serait capable. Elle se l’était jurée. La brunette était libre et elle pouvait enfin vivre l’adolescence qui lui avait été dérobée. Elle ne s’encombrait pas des choses inutiles. Elle avait des envies et elle n’hésitait pas à les suivre. Rien ne lui résistait. Ou presque. Helios, lui, il avait tenté de lui refuser. Et elle, elle n’avait pas pu s’empêcher de le pousser plus loin, de le vouloir encore plus. C’était une habitude ; Isadora ne savait pas s’arrêter. Ne savait pas reconnaître quand la limite avait été dépassée. Elle buvait trop, rentrait tard, parlait fort et ne s’excusait pas,
plus. Elle était égoïste et s’en fichait, s’en fichait comme elle s’en fichait des conséquences. Parce qu’elle avait été trop longtemps dans la peau de cette fillette qui ne faisait qu’exister, que survivre. Et Isa, elle voulait vivre, vivre de la façon qui lui avait déniée trop longtemps. Alors elle le faisait et au Diable les autres ; Au Diable les erreurs et les répercussions. Elle ne prêtait pas attention quand la voisine d’à côté secouait la tête mécontentement, alors qu’elle revenait au bercail à sept heures du matin. Ne s’intéressait pas de trop près aux rumeurs qui couraient à son sujet. Elle était heureuse et tant qu’elle faisait son travail, tant qu’elle rattrapait le retard qu’elle avait sur les autres, personne n’avait à la tirer du petit monde utopique qu’elle s’était créée. Helios y compris. Il n’avait pas résisté bien longtemps à ses avances. Il avait essayé et essayé et essayé. Ses tentatives avaient été
mignonnes, mais surtout futiles. Bientôt, ils se retrouvèrent avec les mains dans les cheveux, sur la peau, dans les vêtements de l’autre et il n’y avait plus d’hésitation, plus de timidité, plus de barrière. Et Isa savait que c’était plus qu’un désir égoïste d’avoir ce qui lui échappait, d’avoir ce qui était interdit. Elle n’avait pas d’excuse au sentiment qui naissait au fond de son ventre. Il était le seul à comprendre, le seul à savoir. Il avait vécu avec les mêmes parents, après tout. Il connaissait ses plus sombres secrets
(toujours) et il la connaissait,
elle. Sans les sourires, sans les façades, sans l’extérieur de la fille qui était pleine de joie de vivre. Leur relation n’avait jamais été dans les normes. Alors un écart, un péché de plus sur leurs ardoises respectives n’ajoutait rien de nouveau à leurs vies déséquilibrées.
Hate the sin, love the sinner.i long to hear your voice, but still
i make the choice to bury my love in the moondust
Ce n'était que le coup d'un soir, d'une nuit de légèreté et de folie et elle était libre libre
libre.
(~~~)
Elle avait appris à ne pas le regretter.
Elle avait appris à l'accepter.
Son Ares.(~~~)
«
He’s gone. » qu’elle murmurait d’une voix faible à qui souhaitait l’entendre.
He’s gone. Il lui a été pris, arraché. Et derrière les portes closes, elle ne pouvait pas arrêter de pleurer. C’était moche. Elle ne faisait que pleurer et pleurer et pleurer. Sa tristesse ne semblait pas avoir de fin. C’était surtout très fatiguant. Ils lui demandaient "
C’est ce que tu voulais vraiment ?" et "
Tu dois être soulagée, non ?" et elle voulait juste leur dire que oui et non et qu’elle
ne savait pas. À la place, elle hochait de la tête et souriait jusqu’à ce que ses joues lui fassent mal. Elle ne pouvait pas leur dire qu’elle regrettait. Que les larmes s’arrêteraient, mais la douleur serait toujours là, tel le fantôme d’une énième erreur. Et qu’il lui manquait et qu’elle était contente et qu’elle se détestait et qu’elle le détestait
lui. Ils ne comprendraient pas. Ils ne comprendraient pas parce qu’elle ne leur dirait jamais la vérité. Ils ne comprendraient pas parce qu’ils croyaient que l’enfant –
son Ares – avait été adopté et elle, elle était heureuse. Ils ne comprendraient pas parce qu’elle riait et vivait à nouveau. L’ancienne Isadora était de retour, qu’ils disaient, soulagés de ne plus la voir s’enfoncer dans la dépression. Elle n’arriverait jamais à l’avouer à voix haute. Qu’il y avait une part d’elle qui était apaisée. Une minuscule partie, toute petite, bien cachée, qui était soulagée d’avoir été débarrassée de l’enfant. Parce que Caleb avait raison. Il avait raison sur toute la ligne.
Elle allait être une terrible mère. Elle était irresponsable et exactement tout ce qu'une mère ne devait pas être. Conviction chancelante qui avait été renforcée par les circonstances. Elle n’avait même pas eu le temps de protester quand il était venu lui annoncer la chose. Qu’il prenait Ares,
son Ares, qu’elle avait juste commencé à accepter dans son quotidien. Doucement, faiblement. C’était son fils, à elle, sa chair et elle l’aimait, même si ça prenait du temps – elle ne savait pas aimer correctement, quelque chose s'était
brisé en elle depuis la cave, depuis ses parents – et un bon nombre des larmes. Elle ne l’aimait juste
pas assez. Pas assez pour se battre, pas assez pour dire non à son père, pas assez pour être un modèle, une figure maternelle d’excellence. Et elle se sentait honteuse, alors elle enfermait tout cela dans sa poitrine creuse. Elle passait sous silence l'endolorissement, le repentir. Elle endurait un déchirement de plus sur un cœur, mis sous verrou.
Elle le méritait. try to fix these broken things, all we had were fragments
Elle n’avait pas pu pas s’en empêcher. Quand il la regarda au dessus de leurs verres à moitié pleins, de ses yeux, compréhensifs ; ses yeux, qui cachaient une vérité, une réalité oppressante et quelque part semblable à la sienne. Elle n’avait pas pu s’empêcher de l’embrasser et tout foutre en l’air. C’était sa spécialité. Toujours tout saboter.
A walking disaster. C’était toxique et c’était cruel et elle en avait marre. Marre de faire du mal à ceux qu’elle aimait. Ils étaient si peu nombreux, déjà, et elle leur donnait toutes les bonnes raisons de la repousser, de la détester encore plus.
Et Isadora ne s’en rendit compte que trop tard.
Quand la solitude et la douleur avaient été comblées pour une nuit, dans un confort éphémère. Alors que le réveil sonnait douloureusement dans ses tempes et que la lumière provenant des fenêtres était là pour lui rappeler de ce qu’ils avaient fait, ce qu’
elle avait fait. L’irréparable.
Une erreur, qu’ils avaient convenu dans l’atmosphère lourde du lendemain, avec des voix imbibées des regrets cauteleux et des remords écrasants. Elle ne regarda pas le fiancé de sa meilleure amie quitter la chambre, méprisable face à son propre reflet, au revirement de ses actes. Iseult ne devait jamais l’apprendre, jamais le savoir. Et Isa était une bonne actrice, une bonne menteuse. Elle l’a toujours été.
La meilleure. Pourrie jusqu’à la moelle.
Rien n'allait jamais lui échapper.