La mélodie d'une chanson en tête, les paroles qui se forment sur ses lèvres, elle avance contre le vent, ne pouvant s'empêcher de fredonner le son qu'elle a entendu quelques minutes plus tôt. Le soleil timide qui brille dans le ciel ne fait pas le poids face aux bourrasques de vent qui balayent les plaines. Elle aurait dû le savoir, elle qui a l'habitude de venir ici. Et pourtant, elle n'a enfilé qu'une veste en cuir par-dessus une chemise, regrettant amèrement ce choix de vêtements. Quelques mèches s'échappent de la natte qui tombe sur son épaule. Elle s'empresse de les glisser derrière son oreille, tandis qu'elle continue à avancer vers les falaises. Nyx n'arrive pas à se souvenir de ce qui les a poussé à venir ici, la première fois. Elle a l'impression que ça remonte à une éternité, ce que beaucoup trouverait risible à la vue de son jeune âge. Voilà des années qu'elles ont pris l'habitude de se retrouver là, pour s'échapper de la maison, de leur chambre qu'elles partagent, pour prendre du recul sur leur vie et se retrouver juste toutes les deux. Juste Théia et Nyx. Deux jumelles. Une seule âme dans deux corps. Deux âmes sœurs. Car ici, elles ne sont que deux pièces d'un même rouage, façonnées dans le même moule. Ici, elles oublient leurs différences, elles oublient leurs natures. Pas une sorcière et une humaine. Non, juste deux sœurs. Et c'est ce dont Nyx a besoin. Oublier, l'espace de quelques minutes, quelques heures, qu'elle n'est pas spéciale, qu'elle n'a pas hérité d'un don divin, oublier sa faible nature et tout ce qu'elle entraîne. Alors tout naturellement, lorsque la brune voit la silhouette de sa sœur se dessiner un peu plus loin, un sourire éclaire son visage. Elle presse le pas, réduisant les quelques mètres qui les séparent. La voix de Théia lui vint à l'oreille, portée par la brise. Elle utilise ces mots qu'elles ont inventé, alors qu'elles venaient tout juste d'apprendre à parler. Ce langage qui leur est propre et que personne d'autre n'est capable de saisir. En réalité, Nyx est persuadée qu'elles n'ont pas besoin de mots pour se comprendre. Un regard, un geste, suffit. Mais ça a toujours représenté une certaine forme d'excitation pour les deux enfants de pouvoir s'exprimer dans une langue inconnue devant les autres. Les rendre fous avec le simple pouvoir de la parole. La main de la jeune femme vient se glisser dans le dos de sa sœur, tandis qu'elle se penche vers elle pour lui embrasser la joue. Le parfum de Théia chatouille les narines de Nyx. Cette fragrance à laquelle elle est habituée, qui l'apaise, la rassure. Elle a le don de lui faire oublier, en une fraction de secondes, toutes les contrariétés qu'elle a pu avoir durant la journée. Leurs iris se croisent, le reflet parfait l'une de l'autre. Lorsque Nyx pose les yeux sur sa sœur, c'est elle-même qu'elle voit. Quasiment indissociable pour la plupart des personnes et pourtant si différentes. « Ça a été ta journée? » Leur passage à l'université a marqué une nouvelle séparation entre les jumelles. Passionnées par des choses différentes, bien loin d'avoir les mêmes ambitions, elles n'ont tout simplement pas suivi la même voie. Leurs chemins se séparent, de plus en plus, et c'est difficile à regarder pour la petite brune, qui est partagée entre son désir d'indépendance, de reconnaissance, de différence, et le besoin viscéral qu'elle a pour sa sœur, la dépendance qu'elle ressent pour son double. En réalité, Théia est comme une addiction pour Nyx. Parfois elle ressent le besoin de s'en défaire, mais la majorité du temps elle ne peut tout simplement pas s'en passer. C'est maladif, destructeur, mais c'est de l'amour pur, brut.

Lorsqu'elle venait ici, Nyx se sentait toujours différente. Comme si le vent salé, l'air marin lui apportait un nouveau souffle. Perdue face à l'immensité de l'océan qui s'étendait devant elle, elle se sentait minuscule et à la fois invincible. Et cette vaste étendue d'eau ne faisait que lui renvoyer tel un miroir ses propres envies de grandeur. Elle rêvait de découvrir le monde par delà les mers, de prendre un bateau, un avion, sans se retourner. Mais non, elle était coincée ici, en quelque sorte. La silhouette qui se tenait près d'elle la retenait ici, comme une ancre. C'était son point de repère, son nord et elle ne pouvait tout simplement pas la laisser derrière elle. Les années qui s'étaient écoulées n'avaient fait que les éloigner un peu plus. Leurs désirs, leurs buts n'étaient plus les même. Leurs chemins ne cessaient de se séparer, mais finissaient toujours par se retrouver. Jusqu'à quand. « Inintéressante. » Théia n'était pas accroché à la réalité comme Nyx pouvait l'être. C'était bien ça leur principale différence. L'aînée aurait pu se satisfaire d'une vie normale, tristement banale, mais jamais la cadette n'aurait pu le faire. Si l'une était une sorcière, l'autre était une humaine, profondément ancrée dans ce monde, rappelée vers le surnaturel par son double. Au fond, elle s'en contrefichait des sorciers, des loups et de tout ce qui allait avec. Nyx était d'une simplicité inquiétante, n'aspirant à rien d'autre qu'à vivre la vie qu'elle s'était toujours imaginée. Ce désir d'être comme Théia n'était pas vraiment le sien, mais plutôt celui d'une mère, d'une famille qui avait toujours voué un culte aux enfants de la Lune. Alors l'adolescente avait fini par être convaincue elle-aussi. « Je crois avoir trouvé un nouveau loup à ajouter dans ma collection. » Le visage de poupée de Nyx se referma à la mention d'un loup. Le sourire qu'elle affichait disparu de son visage. Elle n'aimait pas cette passion morbide que sa sœur avait envers ces créatures car elle s'inquiétait pour elle. Elle n'arrivait pas à la comprendre non plus, mais elle s'était jurée de toujours la soutenir. Parfois, la petite brune pensait à la relation qu'elle aurait pu avoir avec sa sœur si elles avaient toutes les deux été humaines. Quelque chose de plus simple, de moins compliqué. Pas de discussions de loups, de pleine lune ou de sacrifices. « Et qui est l'heureux élu? » Le visage de l'adolescente se détendait à nouveau, tandis qu'elle détaillait les traits de sa sœur. Si peu de personnes arrivaient à voir leurs différences, elles sautaient aux yeux de la jeune femme. La main de Nyx vint trouver celle de Théia, un besoin qu'elle ressentait parfois de sentir la chaleur du corps de sa jumelle, la vie dans ses veines. « Et la tienne? » Serrant doucement la paume de son double, la jeune fille haussa les épaules. Une journée de cours on ne peut plus banale, des discussions futiles échangées avec Daphne, des éclats de rire, rien qui ne sortait de l'ordinaire. « Rien de particulier. Une soirée est organisée sur le campus vendredi soir, tu viendras avec Daphne et moi? » Une occasion de se changer les idées, de se laisser aller dans les bras d'inconnus, d'oublier sa solitude. Elle se sentait si seule parfois, Nyx, même si elle ne l'avouait jamais à personne.