Ansel ? Sa voix fluette tremble comme une feuille. Il y a le vent, le froid, la pluie : la météo se ligue contre eux en formant une tempête glacée pour les empêcher de s’en aller. Dans la grange, c’est l’odeur de la paille trempée qui fouette leurs narines et l’humidité nauséabonde qui les paralyse. Ansel, c’est vrai ce qu’ils disent sur ta maman ? L’interpellé ne pipe mot. Ses cheveux bruns, ondulés, trop longs déjà, sont l’unique chose que la petite fille peut voir. Son cousin Ansel n’a pas tourné la tête : son dos est courbé et il dessine avec nonchalance des cercles sur le parquet boueux.

Car ils racontent qu’elle est devenue folle. Que son fils l’est probablement aussi, et que c’est pour cela que le mari s’est enfui.
Ils racontent qu’on n’oublie pas son enfant à l’école un jour sur deux, qu’on ne s’abîme pas de l’intérieur avec des vagues d’alcool et qu’on ne s’en prend pas au facteur simplement parce qu’une « ombre se tenait derrière lui ».
Ils racontent que Madame Shafiq, autrefois Mademoiselle Chamberlain, jolie française au charme dingue, petite séductrice et formidable vendeuse… ils racontent que Madame Shafiq pourrait facilement jouer le premier rôle d’un film d’Alfred Hitchcock.

Madame Shafiq, comme ils le disent avec le venin qui pend sur les lèvres, avec une fausse moue désolée alors que ces crevards, oh, ces crevards se délectent de cette histoire fabuleuse ! fabuleuse à raconter, fabuleuse à exporter chez les uns, et les autres, car voyez vous, comme c’est rare ! de voir la déchéance d’un si joli brin de femme, d’assister à la mort d’une si belle fleur…
Madame Shafiq, comme ils le disent, avait l’accent chantant du sud du pays de la baguette et les cheveux frais d’une sirène. On sentait sur son passage les effluves de fleurs et de vin, parfois même invitait-elle ses clients à en déguster une goutte, mais seulement une goutte pardi, car on le savoure mieux comme cela. Madame Shafiq avait toujours milles histoires à raconter, des voyages à décrire, des chansons à fredonner. On disait de Monsieur Shafiq qu’il avait la plus formidable femme du monde, et que lui-même, même s’il demeurait souvent malade, qu’il n’était pas de première jeunesse et que sa santé lui faisait faux bond chaque saison au moins une fois, était le plus chanceux des hommes.
Mais Madame Shafiq comme ils le disent maintenant, elle se noie dans ce liquide rouge sang et caresse les courbes des bouteilles qui lui reste dans sa cave, c’est-à-dire pas beaucoup, car déjà elle a liquidé plus de la moitié de sa belle collection. Madame Shafiq broie du noir et sur son passage on ne sent que la mort, que la fatigue, que la folie, que l’alcool.
Madame Shafiq a un problème. Mais Madame Shafiq, surtout, a un fils.

Elle l’avait élevé avec ce qu’il fallait de douceur et de fermeté : Ansel était un modèle de fugacité d’esprit et de calme intelligent. De ses yeux français à sa peau d’égyptien, il était beau, il était fragile, il était enjoué, il était gentil. On disait du fils Shafiq qu’il était triste, qu’il était encore plus fragile, et que c’était désolant, de voir un enfant si charmant être tiré dans un puit de ténèbres dans lequel sa mère se noyait.
Tout le monde le disait : mais pas un ne s’était approché pour l’aider à remonter. Pas un seul de ces petits crevards n’était venu tirer la corde pour le hisser jusqu’à la surface.
Ils s’étaient entassé devant le puit et s’étaient délectés du spectacle.

Ansel ?
Les gouttes frappaient de plus en plus fort contre la grande entrée de la grange qui grince alors et la petite cousine de Ansel se colle à lui. Elle est pétrifiée. Elle a toujours eu peur de tout. Du brin d’herbe qu’elle prenait alors pour une chenille à l’ombre de l’arbre qui se reflétait comme une silhouette sur la tapisserie de sa chambre. Ansel avait le rôle de celui qui devait la rassurer ; constamment, tout le temps, sans arrêt. Comme une vague, il effaçait sur le sable de son visage les traits inquiets qui pouvaient s’y tracer. Et tout de suite disparaissait entre ses sourcils l’expression de son effroi, et balayé alors ses larmes, calmé alors le battant de son coeur terrifié.
Ansel avait le don de trouver une explication pour tout. Avec de plausibles, vérifiables, rassurantes vérités. Ce n’est rien, c’est la poulie d’en haut qui fait du bruit.
En levant la tête, elle peut voir le dit objet se balancer et répéter le même grincement d’une seconde plus tôt. Et ma mère n’est pas folle. Elle reporte son attention vers lui. Les gens ont tous une façon particulière de gérer des situations compliquées. La sienne ne plaît juste pas à tout le monde. Sa cousine déglutit, avant d’oser le dire. Mais l’autre jour, elle a dit avoir « vu » tonton Shafiq.
Alors Ansel se retourne. Il a le regard sombre et les joues sèches.
Mais tu sais bien que c’est impossible. Il est mort.

Ils s’étaient entassés devant le puit et s’étaient délectés du spectacle.
Jusqu’au jour où il n’eut plus de remous visibles.
Madame Shafiq était entendue quotidiennement en train de discuter avec son défunt époux. Parfois hurlait-elle à des personnes invisibles de s’en aller. Parfois même disait-on qu’elle suppliait à son fils de leur dire de se taire pour elle. Madame Shafiq ne sortait que rarement et ses cheveux de rêve avaient adoptés la teinte de l’obscurité dans laquelle elle trempait chaque jour. Quant à Ansel ? Il se tenait non loin d’elle, le sourire aux lèvres, le coeur léger. Elle était la lune et lui le soleil.
Comme toute nouveauté, vient un moment où l’on n’y prête plus guère attention. Et les Shafiq n’étaient plus qu’une vieille histoire à raconter aux nouveaux arrivants du quartier, qu’une petite anecdote à servir au dîner lorsque tous les sujets ont été écoulés.

Ansel avait travaillé à ce qu’on oublie sa mère, parce qu’elle l’avait voulu. Il travaillait à protéger son havre morbide et secret : et l'on disait à son solaire enfant de s'en aller, de la laisser dans les bras de gens qui sauraient la soigner, parce qu'elle était malade, parce qu'elle était folle. Mais Ansel répondait, elle n'est pas folle, elle ne fait juste pas semblant d'être heureuse. Elle n'est pas folle, juste terrassée, juste inondée par le manque de son mari, par le vide qu'il a laissé.
On posait sa main sur son épaule de robuste jeune homme et on s'en allait. Mais Ansel crevait de partir avec eux, car il savait, il savait !

Sa mère était folle.
Quelle autre raison sinon avait-elle de se lever en pleine nuit et d'embrasser du vent, de s'adresser à de l'air et à vouloir faire taire le silence ?
Sa mère était folle.
Et Ansel en avait assez de devoir plonger dans ce monde absurde. Ansel en avait assez de devoir être oublié. Ansel voulait exister : il avait côtoyé assez de silhouettes inexistantes, avait du s'adresser à des ombres immobiles, à une femme présente et absente à la fois. Ansel voulait vivre au contact des vivants.

Monsieur Shafiq, on commence dans dix minutes. Ansel cligne des yeux plusieurs fois d'affilées. Dans le coin, il voit une assistante glousser de son moment d'égarement. De l'autre côté, il peut voir la silhouette de l'invité du soir : une jeune demoiselle persuadée d'avoir aperçu un monstre dans une ruelle de Dublin. Sur sa fiche, se liste l'intégralité du programme de son émission : mythes ancestraux, chasses aux sorcières, légendes urbaines, meurtres inexpliqués, et autour de lui des caméras, l'éclairage, le maquillage : l'envers de son décor mystique parfait par une montagne matérialiste.Quelles conneries. Vous dites ? Un jeune stagiaire crédule travaillait à le débarrasser de sa tasse vide pour en déposer une autre fumante. Ansel relève la tête, souriant, reprenant toute sa contenance. Que le spectacle commence, c'était là son gagne pain. Rien, je suis prêt.

Après tout, il n'y avait rien de compliqué à prêcher des convaincus. De toute évidence, ils n'étaient tous que des fous.